Le Condottière
premiers, plus terribles encore? Il avait chantonné en rythmant les mots de petits coups de couteau sur le rebord de son assiette : Give me back the Berlin Wall Give me Stalin and saint Paul I've seen the future, brother It is a murder.
Pourquoi les avoir censureurs? Trop provocateurs, hérétiques ?
Joan avait haussé les épaules. Elle n'éprouvait pas le besoin de justifier les choix du journal. Elle n'était pas responsable des pages culturelles, avait-elle répondu laconiquement.
Savait-elle qui était Joachim de Flore? lui avait-il alors demandé sans prêter attention à ce qu'elle avait entrepris de lui expliquer. Elle n'avait aucune prétention à la sainteté, répliqua-t-elle, elle faisait son métier de journaliste d'investigation, elle était satisfaite de la chute du Mur de Berlin, de la disparition de l'URSS; pour saint Paul, elle croyait en Dieu, mais les Évangiles, les querelles théologiques ne la préoccupaient guère. Quant à Léonard Cohen, c'était désormais un vieux monsieur qui essayait de conquérir un nouveau public en parlant d'apocalypse, voilà ce qu'elle pensait.
Mais c'était là des mots qu'elle lançait sans y attacher d'importance. En fait, elle se sentait peu à peu enveloppée dans quelque chose de chaud, de doux, qui naissait du fait qu'elle le partageait avec Grassi, qu'elle était assise en face de lui, que parfois leurs mains et leurs genoux se frôlaient.
Joachim de Flore? Un nom, avait-elle commenté, simplement un nom. Mais si beau ! Il incitait à rêver. Elle imaginait des lauriers, le calme, la paix. Elle avait répété : Joachim de Flore, et ç'avait été comme si elle avait parlé de ce qu'elle ressentait. Joachim de Flore: voilà ce qu'elle éprouvait dans ce restaurant cependant que Grassi parlait.
Elle n'entendait plus les voix autour d'elle, les gens passaient tels des ombres lointaines, et quand Arnaud lui avait touché l'épaule, au moment où il partait, se penchant vers elle, disant : « Après, reviens au journal, il faut que tu voies Jean-Luc, il va mal », c'était comme si, en elle, on avait défoncé une porte : elle avait sursauté, l'avait dévisagé, paraissant ne pas le reconnaître. Elle n'avait pas répondu, se tournant à nouveau vers Grassi, répétant : « Joachim de Flore. »
Avec hésitation, il avait touché sa main du bout des doigts, n'osant pas la saisir, manifestant pourtant ainsi qu'il en avait le désir, et elle aurait voulu qu'il le fît, mais il avait baissé la tête, tout à coup timide, laissant ses mèches noires retomber. Il expliqua que Joachim de Flore avait annoncé l'ère du Saint-Esprit, de la pureté, de l'égalité, et que cette espérance-là, cette mystique resurgissait sans fin mais était toujours vaincue, toujours. Roberto Cocci et elle aussi, il l'avait tout de suite pensé en lisant son article, en la voyant si droite, si claire - oui, il y a des femmes qui sont claires, Joan était de celles-là -, appartenaient aux disciples de Joachim de Flore.
Elle avait ri et avait à son tour baissé la tête, comme s'il lui avait fait une déclaration d'amour.
Elle prétendait tout ignorer de Joachim de Flore, mais son nom la faisait rêver, n'est-ce pas? Un rêve suffisait. Des millions, des centaines de millions d'hommes étaient morts d'avoir rêvé, cru à des rêves. Cocci était un rêveur, comme elle.
Le père de Cocci... Mario Grassi avait ri. Il fallait imaginer dans la campagne, au milieu des champs de maïs, un homme corpulent, en combinaison de mécanicien, jouant au tennis, on l'appelait l'Inglese ou il Meccanico, Cocci était obligé de lui servir de partenaire. Un beau jour, il en avait eu assez et n'avait plus vu la balle, il avait refusé de voir son père, l'Italie telle qu'elle était.
Nous étions quatre amis : Fabrizio Valdi, peut-être le plus précoce, hâbleur, séducteur, jouisseur, gras à vingt ans, un peu chauve déjà mais vif; Giorgio Balasso, vous le connaissez, silencieux, grave, un mystique, imaginait-on, qui citait Joachim de Flore et Thomas Münzer, le Christ comme le premier des révoltés, celui qui avait ouvert l'ère de la libération des hommes en ce monde, bref, un jeune homme auquel on pouvait prédire une vie exemplaire et difficile; Roberto Cocci avec ses verres épais qui lui cachaient les yeux : on ne le prenait pas au sérieux, sa myopie en faisait un silencieux; de temps à autre, il parlait des principes pour lesquels il fallait mourir, etc.; ni un réaliste, ni
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