Aesculapius
I
Alençon, Montsort, février 1306
L a modeste église Saint-Pierre-de-Montsort 1 , construite sur un promontoire, regardait Alençon de l’autre côté de la Sarthe et dépendait du diocèse du Mans. Nombre de voyageurs choisissaient de dormir dans ce faubourg avant d’affronter au tôt matin les interminables queues de l’octroi qui permettait de pénétrer dans la ville.
Défait, épuisé, transi jusqu’aux os, le grand homme mince détailla le crucifix de bois peint. Le découragement l’avait envahi. Toutes ces années de quête incessante, de dangers, de dissimulation, et pour quoi ? À son accablement se mêlait une crainte de plus en plus insistante. N’avait-il pas fait preuve d’un égoïsme criminel, obsédé qu’il avait été par la magnifique chimère qu’il poursuivait ? Qu’importait, au fond, si lui se consumait ? Qu’importait si les menaces qui s’accumulaient au-dessus de sa tête fondaient un jour sur lui ? Mais Héluise, sa fille tant aimée ? Son obstination, son acharnement à percer la vérité avaient mis la jeune femme en danger. Jehan Fauvel, mire 2 , exhala bouche entrouverte, se détestant. Héluise, sa plus éclatante réussite, son secret le plus précieux. Il adressa une muette et fervente prière au christ de bois. Qu’elle n’ait jamais à subir les conséquences des actes de son père.
La même lancinante question le harcela : et s’ils s’étaient fourvoyés depuis le début ? Si ce qu’ils avaient pris pour des signes, des révélations, relevait de l’illusion ? Si tout ceci se résumait à un leurre dangereux ?
Non, cela ne se pouvait être, sans quoi sa vie n’aurait eu nul sens. Il avait reçu des preuves de l’existence de son but, des preuves certes bien floues mais qui justifiaient l’ampleur de ses efforts, de leurs efforts.
Un courant d’air glacial s’engouffra dans la nef. Jehan Fauvel se tourna d’un bloc. Un franciscain encapuchonné s’avança vers lui, mains tendues, livides de froid.
Fauvel retint le soupir de soulagement qui lui venait et murmura :
— Enfin vous, mon ami. J’ai redouté que vous ne puissiez me rejoindre.
Foulques de Sevrin, évêque d’Alençon, lui adressa un sourire contrit. Il effleura du regard les ravages abandonnés par le temps sur son vieil ami. De profonds sillons creusaient la peau presque cireuse du visage de Jehan. Sa chevelure, jadis si brune et conquérante, s’était clairsemée, et des mèches grisâtres l’avaient envahie. Il murmura à son tour :
— Il m’a fallu me déguiser afin de passer inaperçu. Jehan… nous avions décidé de ne nous rencontrer qu’en extrême nécessité.
Jehan Fauvel considéra son ami de tout temps, son fidèle compagnon de quête, conscient des risques qu’il avait pris afin de le rejoindre céans.
— Je ne me suis résolu à vous faire parvenir un message qu’en dernière extrémité. L’amitié dont vous m’honorez depuis si longtemps demeure l’un de mes derniers réconforts. Tant de choses se sont déroulées depuis trois ans que nous ne nous sommes vus. Fort peu d’entre elles fastes. Me suis-je entêté tel un vieux fol au risque de vous compromettre, vous et ma tendre Héluise ? Je ne parviens à le croire, et c’est la raison pour laquelle il me fallait vous rencontrer.
— Je ne le crois pas non plus, admit Foulques de Sevrin en un soupir. Notre destination de tout ce temps est fondée, j’en jurerai. Mais… l’Inquisition a tant gagné en puissance ! Elle étend maintenant ses malfaisants tentacules partout. Conçue pour sauver des âmes, elle est devenue une affreuse machine à broyer.
— Doux Jésus, je ne l’ignore point, admit Jehan Fauvel, tentant de repousser les scènes de mort et de supplice qui tentaient de se frayer un chemin dans son esprit.
En dépit de la crainte qui se lisait dans la crispation de ses mâchoires, Foulques avait toujours belle allure. La finesse de ses traits, qui évoquait presque la douce gent, était atténuée par l’intensité d’un regard presque noir qui contrastait avec la pâleur de sa peau.
Un léger craquement provenant d’une des absidioles les fit sursauter. Blême jusqu’aux lèvres, l’évêque se signa, jetant un regard apeuré à Jehan, qui rabattit un pan de son mantel 3 sur l’épaule, dégageant la dague pendue à son ceinturon.
Main sur le pommeau de l’arme, le mire s’avança à pas de loup en direction du bruit. Il scruta les ombres de
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