Le Condottière
laissant alors les maisons retrouver leur apparence vieillotte, leurs mines grisâtres, leurs volets fermés, puis la lumière rejaillissait et ce passé, un instant émergé, s'effaçait sous l'agression d'une teinte criarde.
Joan avait marché lentement. Bousculée, interpellée, elle était passée devant des vitrines où s'entassaient les uns sur les autres des postes de télévision à l'écran allumé, et c'étaient des hommes et des femmes qui gesticulaient d'un rectangle à l'autre comme dans autant de scènes vécues à l'intérieur d'une de ces tours qui avaient remplacé les maisons basses. Et il suffisait de lever la tête pour apercevoir, s'enfonçant dans le brouillard, une immense stèle, bloc percé de milliers d'alvéoles où enfoncer des urnes funéraires : la tour Montparnasse écrasait le quartier qui grouillait autour d'elle.
Joan savait ce qu'elle voulait retrouver : cette maison de la rue de la Gaîté où Makoub avait dit que quatre hommes avaient entraîné Ariane. Mais elle ne cherchait pas, son regard effleurant la vitrine d'un magasin de vidéo, la façade rouge d'un restaurant chinois où dansaient des dragons, cette étroite devanture opaque bordée de hautes lettres jaunes : SEX SHOP, LIVE SHOW.
Elle s'était immobilisée, observant des hommes qui entrebâillaient la porte, disparaissant dans une lumière rougeâtre, d'autres qui se glissaient dans la rue, le visage souvent baissé, furtifs, ne se redressant que quelques dizaines de mètres plus loin, quand, devant une vitrine illuminée, ils s'arrêtaient, se regardaient comme pour se reconnaître.
Elle avait déjà parcouru plusieurs fois dans les deux sens la rue de la Gaîté, à l'instar de ces femmes qu'elle avait remarquées et qui l'avaient dévisagée avec hostilité - parmi elles, une Africaine, malgré le froid, portait une minijupe ne cachant que le haut de ses cuisses et une sorte de justaucorps de fourrure échancré laissant voir ses seins; d'autres, plus vieilles, grimaçantes, blondes, se tenaient immobiles, appuyées à une façade, à la limite de la lumière.
Joan avait vu des Noirs et des Maghrébins s'arrêter un instant devant elles, puis s'éloigner et revenir. Non loin de là, ils passaient devant une boucherie violemment éclairée exposant des blocs de viande rouge sur des étals blancs. Deux hommes au tablier maculé de sang faisaient glisser leurs couteaux le long des os, dans le plein des chairs.
Rue de la Gaîté! « Ils sont fous, les noms des rues... », avait dit Makoub.
Joan regardait. C'était le monde dans lequel elle vivait. Races et produits, les continents s'étaient déversés dans cette rue, ensevelissant le passé, les maisons basses, la plaque apposée à l'entrée de la rue, devant laquelle Joan s'était à nouveau arrêtée.
De quoi était morte Ariane?
On mourait de rien, pour rien.
Est-ce à la cinquième ou sixième reprise, quand le regard des femmes et des hommes qui arpentaient comme elle la rue s'était fait plus insistant, que Joan avait remarqué cette plaque de cuivre, à droite d'une porte cochère : Agence Livio ROY, mode, reportages, top-models, et qu'elle s'était souvenue - c'était la seconde fois que le passé d'Ariane et de Jean-Luc lui revenait comme s'il s'agissait du sien, comme si elle avait vécu à leurs côtés - de ce que Jean-Luc avait raconté : la scène dans la chambre de sa fille avec Makoub, et, à présent, la visite qu'il avait faite à ce photographe italien après que des magazines eurent publié des photos d'Ariane - sa mère, Clémence, n'avait pas voulu qu'on poursuive le photographe, même si Ariane n'avait pas encore dix-huit ans; elle était même fière, heureuse que sa fille apprît ainsi à imposer sa personnalité aux autres, à faire de son corps une oeuvre d'art. Que savait Jean-Luc, pataugeant dans cette réalité mort-née qu'on appelle l'actualité, de la beauté, de la place qu'un corps et un regard de femme peuvent occuper dans le monde, du rôle qu'ils jouent dans l'imaginaire de millions d'hommes? De quoi rêvait-on, de qui? De la guerre ou de Marilyn Monroe? « Laisse-la faire, laisse-la naître, je m'en remets à sa beauté, à son intelligence... »
Jean-Luc avait vu Roy. Ariane Duguet? Oui, elle avait du chien, avait répondu le photographe, elle possédait ce qu'il fallait, de la tête et du cul, excusez-moi, cher, mais j'ai l'habitude de dire les choses, je vois tant de filles, tant de visages, de fesses, de cuisses, de
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