Le Condottière
Elle avait retiré son poing, le posant sur ses genoux.
Qu'il explique pourquoi il l'avait quittée, la deuxième nuit.
Il avait noué ses doigts, laissé son visage à découvert, sans masque. Ses lèvres tremblaient. Il reniflait, une narine après l'autre.
— Elle est morte quand? demanda-t-il.
Il y avait peu de temps, avait-elle répondu. Des années après qu'elle eut accueilli Makoub chez elle.
Il n'avait pas paru rassuré.
- Elle est morte, cette nuit-là, répondit-il, même si elle a continué de vivre. Cette nuit-là, j'ai vu son signe et c'est pourquoi je suis parti, j'ai creusé un grand trou entre elle et moi. Parce que j'avais peur. La mort, ça vous suce. Le scorpion, à la fin, il m'a mordu.
Il avait respiré, réclamé une cigarette que Joan lui alluma.
- Ils étaient quatre, commença-t-il en aspirant lentement la fumée. Quand ils m'ont vu avec elle, ils m'ont entouré : Fous le camp, merdeux! Voilà ce qu'ils m'ont dit: Fous le camp ou on t'arrache la peau, on te fait griller, fous le camp ou on te découpe en lanières ! Ils ont sorti des couteaux. C'est elle qui m'a dit : Laisse-moi, Makoub, va-t'en, va-t'en... Elle semblait tranquille. Et les quatre types riaient : Tu vois, elle te dit de partir, qu'est-ce que t'attends? Je savais qu'ils allaient lui faire mal, eux quatre. J'ai vu son signe, celui de la mort, j'ai essayé de lui faire comprendre qu'il fallait se mettre à courir, qu'on pouvait leur échapper, ensemble. Mais peut-être qu'elle ne voulait pas, qu'elle ne voulait plus. Elle était comme une statue, toute immobile. Alors je suis parti à reculons, je les ai vus qui l'entraînaient, qui la faisaient entrer dans une maison, au bout de la rue... Elle ne s'est même pas retournée... La rue où j'habitais avant, c'était l'impasse de la Confiance. Cette rue-là, où je l'ai quittée, c'était rue de la Gaîté. Ils sont fous, les noms des rues! Puis il ajouta : Donnez-moi de l'argent, maintenant.
Joan desserra le poing, puis, quand il eut pris les billets, elle le referma, enfonçant ses ongles dans sa paume.
38.
JOAN avait marché rue de la Gaîté après avoir longé le cimetière du Montparnasse. Elle avait eu la tentation d'y pénétrer. Comme un sillage, la grande allée s'ouvrait devant elle entre les moutonnements gris, chaotiques, les blocs de granit dressés, les tombeaux en formes d'étraves ou de poupes ventrues, les croix pareilles à des mâts, avec leurs haubans figés. Elle avait contemplé ce lac silencieux au milieu des bruits qui venaient battre contre les murs, et elle s'était tenue sur la berge, n'osant avancer, se souvenant des stèles devant lesquelles elle s'était arrêtée, à Bellagio, en descendant de la Villa Bardi vers le lac, ces pierres blanches érigées entre les arbres, des noms et des mots arborés : martyrs de la liberté... ici sont tombés... En s'éloignant du cimetière et en se dirigeant vers la rue de la Gaîté, elle avait pensé que les morts étaient présents à chaque pas, dans toutes ces villes d'Europe, et que Leiburg, la nuit où il lui avait montré les lueurs jaunes sur la place de la Concorde, avait oublié de préciser qu'on avait tué là un roi, et, avant lui, des centaines d'autres hommes. Au moment où elle s'engageait dans la rue de la Gaîté, elle avait encore découvert, à hauteur de visage, une plaque de marbre où étaient gravés ces mots en lettres dorées : Ici sont tombés le 23 août 1944... Elle n'avait pas voulu lire les noms, elle avait contemplé cette courte rue bordée de maisons encore basses où nul n'apposerait jamais une plaque rappelant qu'une jeune femme, Ariane Duguet, y avait trouvé la mort, une nuit, même si elle avait encore survécu des années, même si on n'avait retrouvé son corps que plus tard, dans les eaux d'un lac sur les berges duquel des stèles indiquaient aussi - Joan les avait lues - qu'ici la Résistance au fascisme avait, en versant son sang, rendu justice.
Mais les morts d'aujourd'hui ne laissaient plus derrière eux de phrases héroïques gravées en lettres dorées dans le marbre ou le granit. On ne les couchait plus au coeur des villes. Ils mouraient de rien.
Joan avait contemplé la rue de la Gaîté au-delà de la plaque célébrant la mémoire de héros tombés un 23 août 1944. C'était une succession d'enseignes lumineuses aux éclats jaunes, rouges et verts, traçant sur les façades de grandes balafres de couleur qui disparaissaient quelques secondes,
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