Le Dernier Caton
plus abîmés des textes byzantins. À une extrémité de la table de bois, recroquevillé comme un ver de terre, reposait le long bras extensible d’une loupe, auquel était suspendue une grande main rouge en carton recouverte d’étoiles qui se balançait. C’était un souvenir du dernier anniversaire, le cinquième, de la petite Isabelle, ma nièce préférée parmi les vingt-cinq descendants que six de mes huit frères avaient ajoutés au bercail du Seigneur. J’esquissai un sourire en pensant à la charmante Isabelle : « Tante Ottavia, laisse-moi te taper avec cette main rouge ! »
Le père Ramondino ! Mon Dieu ! il m’attendait, et moi j’étais encore là, debout, immobile, à rêvasser. J’enlevai à la hâte ma blouse blanche, la suspendis à un crochet au mur, pris mon badge d’identification sur lequel était dessiné un grand « C » et qui présentait une horrible photo de moi, sortis et fermai la porte du laboratoire. Mes assistants travaillaient derrière des tables alignées en enfilade sur cinquante mètres jusqu’à l’ascenseur. De l’autre côté du mur, des employés ne cessaient d’archiver des centaines de registres et de textes relatifs à l’Église, son histoire, sa diplomatie et ses activités depuis le II e siècle jusqu’à aujourd’hui. Les vingt-cinq kilomètres de rayonnages des Archives secrètes du Vatican donnaient une idée du volume de la documentation qui y était conservée. Officiellement, les Archives ne possédaient d’écrits que sur les huit derniers siècles. Néanmoins, les mille années antérieures (que l’on pouvait trouver aux niveaux 3 et 4 des caves, sous haute sécurité) demeuraient aussi sous leur protection. Les sources en étaient diverses : paroisses, monastères, cathédrales ou fouilles archéologiques, mais aussi vieilles archives du Castel Sant’Angelo ou de la Chambre apostolique. Depuis leur transfert aux Archives vaticanes, ces documents de valeur n’avaient pas revu la lumière du jour, qui risquerait de les détruire à jamais.
J’atteignis les ascenseurs d’un pas léger, non sans m’arrêter un instant pour observer le travail d’un de mes assistants, Guido Buzzonetti, qui s’escrimait à déchiffrer une missive de Güyük, grand khan des Mongols, envoyée au pape Innocent IV en 1246. Un petit flacon, débouché, de solution alcaline était posé à côté de lui, à quelques millimètres seulement de son coude droit, tout près des fragments de la lettre.
— Guido, m’écriai-je, ne faites pas un geste !
Il me regarda, effrayé, n’osant même plus respirer. Le sang avait quitté son visage pour se concentrer sur ses oreilles, toutes rouges. Le moindre mouvement de son bras, et il renversait la solution sur les parchemins en provoquant des dégâts irréparables sur ce document unique dans l’Histoire. Autour de nous, toute activité s’était arrêtée, et l’on aurait pu couper le silence au couteau. Je pris le flacon, vissai le couvercle, et le reposai sur le côté opposé de la table.
— Buzzonetti, murmurai-je en le foudroyant du regard, prenez vos affaires et allez vous présenter devant le vice-préfet.
Je ne tolérais aucun acte de négligence dans mon laboratoire. Buzzonetti était un jeune dominicain qui avait fait ses études à l’École vaticane de paléographie, se spécialisant dans les manuscrits orientaux anciens. Je lui avais donné des cours de paléographie grecque et byzantine pendant deux ans avant de demander au révérend père Pietro Ponzio, vice-préfet des Archives, de lui offrir un poste dans mon équipe. J’avais beau apprécier le frère Buzzonetti et connaître ses immenses qualités, je ne pouvais lui permettre de continuer à travailler dans l’Hypogée. Le matériel placé sous notre responsabilité était unique au monde, irremplaçable et si, dans mille ou deux mille ans, quelqu’un voulait consulter cette même lettre de Güyük, il était de notre devoir de faire en sorte qu’il le pût. C’était aussi bête que cela. Que serait-il arrivé si un employé du Louvre avait laissé ouvert un pot de peinture au-dessus du cadre de la Joconde… ? Depuis que j’avais la charge du service de restauration et de paléographie des Archives, je n’avais jamais autorisé quiconque à commettre une erreur semblable. Tous dans mon équipe le savaient. Il n’était pas question de faire une exception.
Tandis que j’attendais devant l’ascenseur, les yeux fixés
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