Le fantôme de la rue Royale
L’accueil de Cyrus, le petit barbet gris et frisé, lui manquait. Il était déjà loin, le temps où le chien sautait et jappait à son arrivée. L’animal était désormais bien âgé et perclus, et seuls les lents mouvements de sa queue manifestaient encore la joie des retrouvailles quotidiennes. Il ne quittait plus le carreau de tapisserie où il observait d’un œil toujours attentif tout ce qui entourait son maître.
Nicolas songea à la fuite du temps et que bientôt il devrait dire adieu à ce témoin de ses premiers pas à Paris. L’idée le saisit soudain que sa compassion pour Cyrus lui évitait de penser à d’autres échéances tout aussi inéluctables. Il quitta la maison sans bruit, après avoir déposé doucement un petit mot d’explication sur les genoux de Catherine. Il récupéra sa rétive monture et le mitron, en souriant, lui tendit une brioche toute chaude. Il la dévora en songeant qu’il n’avait point dîné. Le goût du beurre lui flattait agréablement la bouche. « Allons, dit-il, la vie n’est pas si rude. Carpe diem ! » comme le proclamait sans cesse son ami M. de la Borde, toujours affriandé de danseuses, de soupers fins et d’œuvres d’art. Pour l’heure, le sybarite écrivait un opéra et un ouvrage sur la Chine.
Rue Neuve-Saint-Augustin, une agitation peu commune indiquait que l’événement de la nuit avait laissé des traces. Nicolas gravit les degrés de l’hôtel quatre à quatre. Le vieux valet de chambre l’accueillit, l’air accablé. C’était une vieille connaissance et, pour lui, Nicolas faisait en quelque sorte partie des meubles.
— Vous voilà enfin, monsieur Nicolas. Je crois que M. de Sartine vous attend. Je suis très inquiet, c’est la première fois depuis des années qu’il ne demande pas à voir ses perruques. L’affaire est donc si sérieuse ?
Nicolas sourit à ce rappel de l’innocente manie de son chef. Le serviteur, contrairement aux habitudes de la maison, le conduisit dans la bibliothèque. Il n’avait eu qu’une seule fois l’occasion de pénétrer dans cette pièce aux belles proportions, avec ses rayonnages de chêne blond et son plafond peint par Jouvenet 10 . Il se souvenait d’avoir admiré l’œuvre de cet artiste un jour qu’il accompagnait son tuteur, le chanoine Le Floch, au Parlement de Rennes. Chaque fois que le service l’appelait à Versailles, il rêvait devant les splendeurs de la tribune de la chapelle royale décorée par le même peintre. Après avoir gratté à l’huis, il poussa la porte et crut d’abord être seul. Mais une voix sèche et connue lui tomba sur les épaules. M. de Sartine, en habit noir et coiffé à frimas, se trouvait juché en haut d’un escabeau et consultait un livre de maroquin rouge frappé des trois sardines de ses armes.
— Monsieur le commissaire, je vous salue bien.
Nicolas frémit ; la mention de sa fonction par le lieutenant général était le symptôme d’une irritation contenue, d’ailleurs dirigée davantage contre l’inertie ou la résistance des choses que contre ses gens eux-mêmes.
Il paraissait pensif et levait la tête vers les figures du plafond. Nicolas, après avoir respecté le silence de son chef, entreprit de lui faire son rapport. Il donna le nombre des morts qui, au petit matin, approchait la centaine. Toutefois, selon lui, ce chiffre pourrait bien être largement dépassé et multiplié par dix, si nombreux étaient les blessés qui ne se remettraient sans doute pas des dommages subis.
— Je sais ce que vous avez fait, vous et Bourdeau. Croyez que c’est pour moi un réconfort de savoir que vous étiez là et que vous témoigniez pour notre maison.
Nicolas jugea M. de Sartine atteint, et le mal plus profond que tout ce qu’il aurait pu supposer. Ses manifestations de satisfaction étaient si rares qu’elles faisaient figure d’événement. En tout cas, elles n’intervenaient jamais dans le cours d’une action ou d’une affaire. Il le voyait, indécis, ouvrir et refermer machinalement son livre. Sartine reprit à voix basse, comme s’il se parlait à lui-même :
— « Cet homme a gâché ma fortune et la valeur s’appelle folie quand elle s’oppose à des murs qui s’écroulent… »
Nicolas sourit intérieurement et récita à haute voix :
— « … Cette racaille dont la rage comme des eaux retenues rompt ses digues et submerge ce qu’elle a supporté. »
Il entendit le livre se fermer sèchement. M. de
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