Le fantôme de la rue Royale
nous nous égarons, reprit Sartine. Prêtez-moi une exacte attention. Vous êtes à moi depuis bien longtemps et, à vous seul, je puis dévoiler le dessous des cartes. Si cette affaire me tient tant à cœur, c’est que de grands intérêts s’agitent toujours sous les luttes d’influence. Vous savez mon amitié pour le duc de Choiseul, le principal ministre. Bien qu’il y ait eu quelques mésintelligences entre eux, et quelquefois des méfiances, il était demeuré, au bout du compte, proche de Mme de Pompadour…
Il s’interrompit.
— Vous l’avez connue et approchée ?
— J’ai eu souvent le privilège de l’entretenir et de la servir, au début de mon travail auprès de vous.
— Et même, s’il m’en souvient, de lui rendre de signalés services 12 . La pauvre amie, la dernière fois qu’elle me reçut, elle n’était plus que l’ombre d’elle-même… Elle était brûlante et se plaignait d’être glacée ; elle avait la mine sucée et le teint truité, diminuée, comme effacée…
Le lieutenant général s’interrompit, comme écrasé par le poids d’une image ou ému par des souvenirs trop lourds à évoquer.
— Je m’égare à nouveau. Mes relations avec la nouvelle favorite sont d’une nature toute différente. Elle n’a ni les relations, ni l’intelligence politique, ni la subtile influence de la dame de Choisy 13 , laquelle s’imposait par l’éducation, l’élégance composée, un goût sûr des arts et des lettres, et sa séduction native, toute Poisson qu’elle fût née. Celle-là, brave fille au demeurant, a été jetée sans préparation, sinon celle des mauvais lieux, ni usage du monde dans les méandres subtils de la Cour.
Il baissa la voix en jetant un regard circulaire sur les rayonnages de sa bibliothèque.
— Enfin et surtout, elle défait la nuit ce que le jour construit et, réveillant les sens d’un vieux roi, assure son influence. Choiseul est obsédé par la revanche à prendre sur l’Angleterre. Peu assuré de se maintenir, il a tant de hâte d’y parvenir qu’il a tendance à se précipiter et à multiplier les pas de clerc. Il s’est mis à dos la nouvelle sultane, ou, plus exactement, il lui en veut d’avoir réussi là où sa propre sœur, Mme de Choiseul-Stainville, avait échoué. Dieu sait pourtant si elle y avait mis du cœur ! Qu’ai-je à faire de tout cela, me direz-vous ? J’ai été entraîné malgré moi dans cette querelle. Conservez par-devers vous cette confidence : j’ai dû aller sur ordre du roi, protester de ma fidélité à Mme du Barry et lui promettre, quasiment à genoux, de veiller à empêcher toute publication d’écrits scandaleux qui, pour mon malheur, se sont multipliés et répandus, émanant tout droit des folliculaires et officines stipendiés par M. de Choiseul lui-même.
— Il me revient, monsieur, que vous m’aviez ordonné de retrouver un libelle intitulé Les orgies nocturnes de Fontainebleau . Mais Jérôme Bignon, prévôt des marchands, dans tout cela ?
— C’est là où le bât me blesse : il fait sa cour et présente la mule à la favorite. Vous saisissez, mon cher Nicolas, la fâcheuse posture où l’événement de la nuit dernière me place, outre la tristesse que me procure toute mauvaise administration des choses de la Ville. J’en serai réputé coupable, car le monde ignore que l’autorité sur cette fête m’avait été ôtée.
— Mais pourtant, le mariage du dauphin apparaît comme un succès achevé de Choiseul. Chacun y voit le couronnement de son œuvre, lui qui a toujours travaillé à cimenter l’alliance avec l’Autriche.
— Vous avez raison, mais rien n’est plus proche d’un précipice qu’un sommet. Vous savez maintenant le dessous des choses. Vous ignorez cependant qu’hier soir Sa Majesté et la favorite sont allés à Bellevue pour apercevoir depuis la terrasse du château le feu d’artifice de la Ville. Ils n’ont rien su du drame sur le moment. En revanche, la jeune dauphine et Mesdames 14 se sont rendues à Paris. Sur le Cours-la-Reine, elles admiraient la capitale illuminée lorsque des cris d’épouvante les ont mises en émoi. Les carrosses ont fait demi-tour avec la princesse éplorée…
Il se leva, vérifia l’assise de sa perruque et la réajusta des deux mains.
— Monsieur le commissaire, voici mes instructions que j’entends voir suivies à la lettre. Vous prendrez toutes dispositions et tous moyens nécessaires pour
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