Le feu de satan
le plafond en cèdre incrusté d’or et de diamants étincelants. Il se redressa soudain, troublé, l’oeil rivé sur les oiseaux d’or et d’argent ciselé aux plumes émaillées et aux yeux de rubis flamboyants. Il tendit la main vers la table où les plats en or et les coupes d’ambre regorgeaient des vins les plus doux et de fruits délicieux. Sa main retomba. Il avait assez bu et mangé. Il s’ennuyait et les affaires d’ici-bas requéraient toute son attention.
— A quoi sert donc à l’homme de posséder le monde s’il perd son âme immortelle ? chuchota-t-il en citant l’Évangile des chrétiens.
La veille, des messagers avaient apporté des nouvelles, des rumeurs provenant des marchés animés d’Alexandrie, de Tripoli et même de plus loin, d’Occident, des pays des infidèles, de Rome, d’Avignon, de Paris et de Londres. Le cheikh se leva du divan et s’étira. Un esclave s’élança d’un coin de la pièce et posa soigneusement une cape de mousseline blanche sur les épaules de son maître qui ne lui prêta aucune attention, comme s’il n’existait pas. Le cheikh pénétra dans une alcôve en tirant une courtine de cuir double frappé d’or. Il contempla l’échiquier et ses pièces d’ivoire.
— C’est la volonté d’Allah ! souffla-t-il. Je vais intervenir dans le jeu par la volonté d’Allah.
Il prit le roi et, le pressant contre sa joue, s’assit sur une chaise aux allures de trône. Il songea aux monarques qui régnaient sur la chrétienté d’Occident : à Édouard d’Angleterre {2} , à Philippe de France {3} et aux templiers, ses ennemis invétérés, ces moines-soldats aux croix rouges, qui possédaient forteresses et puissance. Il caressa la pièce représentant le roi, un sourire paresseux aux lèvres.
— Il est temps de redescendre parmi les fils des hommes, marmonna-t-il.
L’Angleterre et la France allaient, sous peu, signer un important traité de paix. Le Temple, toujours sur le qui-vive, pourrait profiter de cette trêve pour diriger les regards des princes vers la reconquête de Jérusalem et des Lieux saints. Les flottes de Venise, Gênes et Pise viendraient à nouveau mouiller près des rivages de Palestine. Les templiers réarmeraient leurs places fortes et les magnifiques chevaliers d’Occident, vêtus de cottes de mailles, déferleraient pour planter leurs étendards sur Saint-Jean-d’Acre, Damas, Tripoli et Sidon. La côte serait mise à feu et à sang. Et puis il courait d’autres rumeurs. D’étranges récits, des histoires que le cheikh avait peine à croire, mais dont il espérait tirer avantage. Les yeux fermés, il murmura les trois messages sacrés des Assassins, ceux qu’ils envoyaient à leurs victimes.
SACHE QUE NOUS ALLONS ET VENONS COMME LE VENT ET QUE TU NE PEUX NOUS ARRÊTER . SACHE QUE CE QUE TU POSSÈDES T ’ ÉCHAPPERA ET NOUS REVIENDRA . SACHE QUE NOUS TE TENONS ET NE TE LÂCHERONS PAS AVANT D ’ AVOIR RÉGLÉ NOS COMPTES .
Il rouvrit les yeux : peu d’hommes avaient survécu à ces messages. L’un d’eux, Édouard d’Angleterre, participait à la croisade en Terre sainte, avant d’être couronné roi, lorsqu’un couteau empoisonné lui avait traversé l’épaule {4} . Mais, par la grâce de Dieu et le dévouement de son épouse {5} , il était totalement rétabli. Le cheikh fît tourner ses bagues autour de ses doigts. Il devait absolument tirer profit des secrets qui lui étaient parvenus aux oreilles. Mais comment envoyer des Assassins au royaume d’Édouard, dans cette île de brumes glacées ? Il regarda les lumières qui jouaient sur ses bagues serties de pierres précieuses avant de redresser la tête. On pouvait piquer un ennemi autrement qu’avec le venin d’un scorpion.
— Amenez le prisonnier ! ordonna-t-il à mi-voix dans l’air embaumé. Relâchez l’infidèle, ce chevalier que nous appelons l’Inconnu. Ce sera lui l’instrument de ma volonté.
Environ trois mois plus tard, soeur Cecilia et soeur Marcia, de l’ordre de Saint-Benoît, s’acheminaient vers la porte d’York connue sous le nom de Botham Bar, en suivant l’ancienne voie romaine. On était entre chien et loup et l’obscurité commençait à envahir les halliers humides qui enserraient le chemin. Montées sur les meilleures haquenées du couvent, les deux moniales, enveloppées de leur habit de laine marron, bavardaient pour dissimuler leur angoisse. Certes, elles n’éprouvaient pas de grandes craintes : leur
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