Le Feu (Journal d'une Escouade)
moments-ci, cette vérité n'est presque qu'une erreur, cette parole sainte n'est qu'un blasphème !
Il eut une sorte de rire plein de résonances et de rêves.
– Une fois, je leur ai dit que je croyais aux prophéties – pour les faire marcher.
Je m'assis à côté de Bertrand. Ce soldat qui avait toujours fait plus que son devoir et pourtant survivait encore – revêtait en ce moment à mes yeux l'attitude de ceux qui incarnent une haute idée morale, et ont la force de se dégager de la bousculade des contingences, et qui sont destinés, pour peu qu'ils passent dans un éclat d'événement, à dominer leur époque.
– J'ai toujours pensé toutes ces choses, murmurai-je.
– Ah ! fit Bertrand.
Nous nous regardâmes sans un mot, avec un peu de surprise et de recueillement. Après ce grand silence, il reprit :
– Il est temps de commencer le service. Prends ton fusil et viens.
… De notre trou d'écoute, nous voyons vers l'est une lueur d'incendie se propager, plus bleue, plus triste qu'un incendie. Elle raye le ciel au-dessous d'un long nuage noir qui s'étend, suspendu, comme la fumée d'un grand feu éteint, comme une tache immense sur le monde. C'est le matin qui revient.
Il fait un froid tel qu'on ne peut rester immobile malgré l'enchaînement de la fatigue. On tremble, on frissonne, on claque des dents, on larmoie. Peu à peu, avec une lenteur désespérante, le jour s'échappe du ciel dans la maigre charpente des nuages noirs. Tout est glacé, incolore et vide ; un silence de mort règne partout. Du givre, de la neige, sous un fardeau de brume. Tout est blanc. Paradis remue, c'est un épais fantôme blafard. Nous sommes tout blancs aussi, nous. J'avais placé ma musette sur le revers du parapet de l'écoute, et on la dirait enveloppée dans du papier. Au fond du trou, un peu de neige surnage, rongée, teinte en gris, sur le bain de pieds noir. Hors du trou, sur les entassements, dans les excavations, par-dessus la cohue des morts, une mousseline de neige est posée.
Deux masses baissées s'estompent, mamelonnées, au travers du brouillard : elles se foncent et arrivent à nous, nous hèlent. Ces hommes viennent nous relever. Ils ont la face brun-rouge et humide de froid, les pommettes comme des tuiles émaillées, mais leurs capotes ne sont pas poudrées : ils ont dormi sous la terre.
Paradis se hisse dehors. Je suis dans la plaine son dos de bonhomme Hiver, et la marche de canard de ses souliers qui ramassent de blancs paquets de semelles feutrées. Nous regagnons, pliés en deux, la tranchée : les pas de ceux qui nous ont remplacés sont marqués en noir sur la mince blancheur qui recouvre le sol.
Dans la tranchée au-dessus de laquelle, par endroits, des bâches brochées de velours blanc ou moirées de givre, sont tendues à l'aide de piquets, en vastes tentes irrégulières, s'érigent, çà et là, des veilleurs. Entre eux, des formes accroupies, qui geignent, essayent de se débattre contre le froid, d'en défendre le pauvre foyer de leur poitrine, ou qui sont glacées. Un mort est affalé, debout, à peine de travers, les pieds dans la tranchée, la poitrine et les deux bras couchés sur le talus. Il brassait la terre quand il s'est éteint. Sa face, dirigée vers le ciel, est recouverte d'une lèpre de verglas, la paupière blanche comme l'œil, la moustache enduite d'une bave dure.
D'autres corps dorment, moins blanchis que les autres : la couche de neige n'est intacte que sur les choses : objets et morts.
– Faut dormir.
Paradis et moi, nous cherchons un gîte, un trou où l'on puisse se cacher et fermer les yeux.
– Tant pis s'il y a des macchabées dans une guitoune, marmotte Paradis. Par ce froid-là, i' s'retiendront, i's s'ront pas méchants.
Nous nous avançons, si las que nos regards traînent à terre.
Je suis seul. Où est Paradis ? Il a dû se coucher dans quelque fond. Peut-être m'a-t-il appelé sans je l'aie entendu.
Je rencontre Marthereau.
– J'cherche où dormir ; j'étais d'garde, me dit-il.
– Moi aussi. Cherchons.
– Qu'est-ce que c'est de c'bruit et de c'shproum ? dit Marthereau.
Un murmure de piétinements et de voix, tassés, déborde du boyau qui débouche là.
– Les boyaux sont pleins d'bonhommes et d'types… Qui c'est qu'vous êtes ?
Un de ceux auxquels on se trouve tout d'un coup mêlé, répond :
– On est le 5 e Bâton.
Les nouveaux venus font la pause. Ils sont en tenue. Celui qui a parlé s'assoit,
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