Le Feu (Journal d'une Escouade)
immobilité de la queue du détachement :
– Y a un barrage au bout.
Une étrange panique emprisonnée, aux cris inarticulés, aux gestes murés, s'empara des hommes qui étaient là. Ils se débattaient sur place et clamaient. Mais, si petit que fût l'abri du fossé ébauché, personne n'osait sortir de ce creux qui nous empêchait de dépasser le niveau du sol, pour fuir la mort vers la tranchée transversale qui devait être là-bas… Les blessés auxquels il était permis de ramper par-dessus les vivants risquaient singulièrement en le faisant et à tout instant étaient frappés et retombaient au fond.
C'était vraiment une pluie de feu qui s'abattait partout, mêlée à la pluie. De la nuque aux talons on vibrait, mêlés profondément aux vacarmes surnaturels. La plus hideuse des morts descendait et sautait et plongeait tout autour de nous dans des flots de lumière. Son éclat soulevait et arrachait l'attention dans tous les sens. La chair s'apprêtait au monstrueux sacrifice !… L'émotion qui nous annihilait était si forte qu'en ce moment seulement on s'est souvenu qu'on avait déjà parfois éprouvé cela, subi ce déversement de mitraille avec sa brûlure hurlante et sa puanteur. Ce n'est que pendant un bombardement qu'on se rappelle vraiment ceux qu'on a supportés déjà.
Et, sans arrêt, rampaient de nouveaux blessés fuyant quand même, qui faisaient peur et au contact desquels on gémissait parce qu'on se répétait :
– On ne sortira pas de là, personne ne sortira de là. Soudain, un vide se produisit dans l'agglomération humaine ; la masse s'aspirait vers l'arrière ; on dégageait. On a commencé par ramper, puis on a couru, courbés dans la boue et l'eau miroitante d'éclairs ou de reflets pourprés, en trébuchant et en tombant à cause des inégalités du fond cachées par l'eau, semblables nous-mêmes à de lourds projectiles éclabousseurs qui se ruaient, bousculés par la foudre à ras de terre. On arriva au début du boyau qu'on avait commencé à creuser.
– Y a pas d'tranchée. Y a rien.
En effet, dans la plaine où s'était amorcé notre travail de terrassement, l'œil ne découvrait pas l'abri. On ne voyait que la plaine, un énorme désert furieux, même au coup d'aile tempétueux des fusées. La tranchée ne devait pas être loin puisque nous étions arrivés en la suivant. Mais de quel côté se diriger pour la trouver ? La pluie redoubla. On resta là un instant, balancés dans un lugubre désappointement, accumulés au bord de l'inconnu foudroyé, puis ce fut une débandade. Les uns se portèrent à gauche, les autres à droite, les autres droit devant eux, tous minuscules et ne durant qu'un instant au sein de la pluie tonitruante, séparés par des rideaux de fumée enflammée et des avalanches noires.
Le bombardement diminua sur nos têtes. C'était surtout vers l'emplacement où nous nous étions trouvés qu'il se multipliait. Mais d'une seconde à l'autre, il pouvait venir tout barrer et tout faire disparaître. La pluie devenait de plus en plus torrentielle. C'était le déluge dans la nuit. Les ténèbres étaient si épaisses que les fusées n'en éclairaient que des tranches nuageuses, rayées d'eau, au fond desquelles allaient, venaient, couraient en rond des fantômes désemparés. Il m'est impossible de dire pendant combien de temps j'ai erré avec le groupe auquel j'étais resté attaché. Nous sommes allés dans les fondrières. Nos regards tendus essayaient, en avant de nous, de tâtonner vers le talus et le fossé sauveurs, vers la tranchée qui était quelque part, dans le gouffre, comme un port.
Un cri de réconfort s'est enfin fait entendre à travers le fracas de la guerre et des éléments :
– Une tranchée !
Mais le talus de cette tranchée bougeait. C'étaient des hommes confusément mêlés, qui semblaient s'en détacher, l'abandonner.
– N'restez pas là, les gars, crièrent ces fuyards, ne v'nez pas, n'approchez pas ! C'est affreux. Tout s'écroule. Les tranchées foutent le camp, les guitounes se bouchent. La boue entre partout. Demain matin y aura plus d'tranchées. C'est fini d'toutes les tranchées d'ici !
On s'en alla. Où ? On avait oublié de demander la moindre indication à ces hommes qui, aussitôt qu'ils étaient apparus, ruisselants, s'étaient engloutis dans l'ombre.
Même notre petit groupe s'émietta au milieu de ces dévastations. On ne savait plus avec qui on était. Chacun allait : tantôt
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