Le Feu (Journal d'une Escouade)
dégoutte noircie.
– C'est un blessé ? demande-t-on d'en bas.
– Non, un macchab, grogne cette fois le brancardier, et i' pèse au moins quatre-vingts kilos. Des blessés, j'dis pas – d'puis deux jours et deux nuits, on n'en déporte pas – mais c'est malheureux d's'esquinter à trimbaler des morts.
Et le brancardier, debout sur le bord du talus, jette un pied sur la base du talus qui fait face, par-dessus le trou, et, les jambes écartées à fond, péniblement équilibré, empoigne le brancard et se met en devoir de le traîner de l'autre côté ; et il appelle son camarade à son secours.
Un peu plus loin, on voit se pencher la forme d'un officier encapuchonné. Il a porté la main à sa figure et deux lignes dorées ont apparu à sa manche.
Il va nous indiquer le chemin, lui… Mais il parle : il demande si on n'a pas vu sa batterie, qu'il cherche.
On n'arrivera jamais.
On arrive pourtant.
On aboutit à un champ charbonneux, hérissé de quelques maigres piquets ; et sur lequel on grimpe et on se répand en silence. C'est là.
Pour se mettre en place, c'est une affaire. À quatre reprises différentes, il faut avancer, puis rétrograder pour que la compagnie s'échelonne régulièrement sur la longueur du boyau à creuser et que le même intervalle subsiste entre chaque équipe d'un piocheur et de deux pelleteurs.
– Appuyez encore de trois pas… C'est trop. Un pas en arrière. Allons, un pas en arrière, êtes-vous sourds ?… Halte !… Là !…
Cette mise au point est conduite par le lieutenant et un gradé du génie surgi de terre. Ensemble ou séparément, ils se démènent, courent le long de la file, crient leurs commandements à voix basse dans la figure des hommes qu'ils prennent par le bras, parfois, pour les guider. L'opération, commencée avec ordre, dégénère, en raison de la mauvaise humeur des hommes épuisés qui ont continuellement à se déraciner du point où ils sont affalés, en houleuse cohue.
– On est en avant des premières lignes, dit-on tout bas autour de moi.
– Non, murmurent d'autres voix, on est juste derrière.
On ne sait pas. La pluie tombe toujours, moins fort cependant qu'à certains moments de la marche. Mais qu'importe la pluie ! On s'est étalés par terre. On est si bien, les reins et les membres posés sur la boue moelleuse, qu'on reste indifférents à l'eau qui nous pique la figure, nous passe sur la peau, et au lit spongieux qui nous tient.
Mais c'est à peine si on a le temps de souffler. On ne nous laisse pas imprudemment nous ensevelir dans le repos. Il faut se mettre au travail d'arrache-pied. Il est deux heures du matin : dans quatre heures il fera trop clair pour qu'on puisse rester ici. Il n'y a pas une minute à perdre.
– Chaque homme, nous dit-on, a à creuser 1 m. 50 de longueur sur 0 m. 70 de largeur et 80 cm. de profondeur. Chaque équipe a donc ses 4 m. 50. Et mettez-en un coup, je vous le conseille : plus tôt ce sera fini, plus tôt vous vous en irez.
On connaît le boniment. Il n'y a pas d'exemple dans les annales du régiment qu'une corvée de terrassement soit partie avant l'heure où il fallait nécessairement qu'elle vidât les lieux pour ne pas être aperçue, repérée et détruite avec son ouvrage.
On murmure :
– Oui, oui, ça va… C'est pas la peine de nous la faire. Économise.
Mais – sauf quelques dormeurs invincibles qui tout à l'heure seront obligés de travailler surhumainement – tout le monde se met à l'œuvre avec courage.
On attaque la première couche de la ligne nouvelle : des mottes de terre filandreuses d'herbe. La facilité et la rapidité avec lesquelles s'entame le travail – comme tous les travaux de terrassement en pleine terre – donnent l'illusion qu'il sera vite terminé, qu'on pourra dormir dans son trou, et cela ravive une certaine ardeur.
Mais soit à cause du bruit des pelles, soit parce que quelques-uns, malgré les objurgations, bavardent presque haut, notre agitation éveille une fusée, qui grince verticalement sur notre droite avec sa ligne enflammée.
– Couchez-vous !
Tout le monde s'abat, et la fusée balance et promène son immense pâleur sur une sorte de champ de morts.
Lorsqu'elle est éteinte, on entend, çà et là, puis partout, les hommes se dégager de l'immobilité qui les cachait, se relever, et se remettre au travail avec plus de sagesse.
Bientôt, une autre fusée lance sa longue tige dorée, couche et immobilise encore
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