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Le Feu (Journal d'une Escouade)

Le Feu (Journal d'une Escouade)

Titel: Le Feu (Journal d'une Escouade) Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Barbusse
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dit :
    – Français ?
    Puis
    – Deutsch ?
    Il ne répond pas, il referme les yeux et retourne à l'anéantissement. On n'a jamais su qui c'était.
    On ne peut déterminer l'identité de ces créatures : ni à leur vêtement, couvert d'une épaisseur de fange ; ni à la coiffure : ils sont nu-tête ou emmaillotés de laine sous leur cagoule fluide et fétide ; ni aux armes : ils n'ont pas leur fusil, ou bien leurs mains glissent sur une chose qu'ils ont traie, masse informe et gluante, semblable à une espèce de poisson.
    Tous ces hommes à face cadavérique, qui sont devant nous et derrière nous, au bout de leurs forces, vides de paroles comme de volonté, tous ces hommes chargés de terre, et qui portent, pourrait-on dire, leur ensevelissement, se ressemblent comme s'ils étaient nus. De cette nuit épouvantable il sort d'un côté ou d'un autre quelques revenants revêtus exactement du même uniforme de misère et d'ordure.
    C'est la fin de tout. C'est, pendant un moment, l'arrêt immense, la cessation épique de la guerre.
    À une époque, je croyais que le pire enfer de la guerre ce sont les flammes des obus, puis j'ai pensé longtemps que c'était l'étouffement des souterrains qui se rétrécissent éternellement sur nous. Mais non, l'enfer, c'est l'eau.
    Le vent s'élève. Il est glacé et son souffle glacé passe au travers de nos chairs. Sur la plaine déliquescente et naufragée, mouchetée de corps entre ses gouffres d'eau vermiculaires, entre ses îlots d'hommes immobiles agglutinés ensemble comme des reptiles, sur ce chaos qui s'aplatit et sombre, de légères ondulations de mouvements se dessinent. On voit se déplacer lentement des bandes, des tronçons de caravanes composées d'êtres qui plient sous le poids de leurs casaques et de leurs tabliers de boue, et se traînent, se dispersent et grouillent au fond du reflet obscurci du ciel. L'aube est si sale qu'on dirait que le jour est déjà fini.
    Ces survivants émigrent à travers cette steppe désolée, chassés par un grand malheur indicible qui les exténue et les effare lamentables, et quelques-uns sont dramatiquement grotesques lorsqu'ils se précisent, à demi déshabillés par l'enlisement dont ils se sauvent encore.
    En passant, ils jettent les yeux autour d'eux, nous contemplent, puis retrouvent en nous des hommes, et nous disent dans le vent :
    – Là-bas, c'est pire qu'ici. Les bonhommes tombent dans les trous et on n'peut pas les retirer. Tous ceux qui, pendant la nuit, ont mis pied sur le bord d'un trou d'obus, sont morts… Là-bas, d'où qu'on vient, tu vois par terre une tête qui r'mue les bras, scellée ; il y a un chemin de claies qui, par endroits, ont cédé et se sont trouées, et c'est une souricière d'hommes, Là où il n'y a plus de claies, il y a deux mètres d'eau… Leur fusil ! y en a qui n'ont jamais pu l'déraciner. Regarde ceux-là : on a coupé tout le bas de leur capote – tant pis pour les poches pour les dégager, et aussi parce qu'ils n'avaient pas la force de tirer un poids pareil… La capote de Dumas, qu'on a pu lui enlever, elle pesait bien quarante kilos : on pouvait tout juste, à deux, la soulever des deux mains… Tiens, lui, qu'a les jambes nues, ça lui a tout arraché, son pantalon, son caleçon, ses souliers – tout ça arraché par la terre. On n'a jamais vu ça, jamais.
    Et égrenés, car ces traînards ont des traînards, ils s'enfuient dans une épidémie d'épouvante, leurs pieds extirpant du sol de massives racines de boue. On voit s'effacer ces rafales d'hommes, décroître les blocs qu'ils font, murés dans des vêtements énormes.
    Nous nous levons. Debout, le vent glacial nous fait frissonner comme des arbres.
    Nous allons à petits pas. On oblique, attirés par une masse formée de deux hommes étrangement mêlés, épaule contre épaule, les bras autour du cou l'un de l'autre. Le corps à corps de deux combattants qui se sont entraînés dans la mort et s'y maintiennent, incapables pour toujours de se lâcher ? Non, ce sont deux hommes qui se sont appuyés l'un sur l'autre pour dormir. Comme ils ne pouvaient pas s'étendre sur le sol qui se dérobait et voulait s'étendre sur eux, ils se sont penchés l'un vers l'autre, se sont empoignés aux épaules, et se sont endormis, enfoncés jusqu'aux genoux dans la glaise.
    On respecte leur immobilité, et on s'éloigne de cette double statue de pauvreté humaine.
    Puis nous nous arrêtons bientôt nous-mêmes. Nous avons

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