Le Feu (Journal d'une Escouade)
où la marche soulève des flots de poussière, sent les cabinets. Mais c'est à peu près clos. On prend place et on se déséquipe.
Ceux qui rêvaient, une fois de plus, d'un paradis spécial, déchantent une fois de plus.
– Dis donc, ça m'a l'air aussi moche qu'ailleurs.
– C'est du pareil au même.
– Hé oui, coquine de Dious.
– Naturellement…
Mais il ne s'agit pas de perdre son temps à parler. Il s'agit de se débrouiller et de brûler les autres : le système D, à toute force et en vitesse. On se précipite. Malgré les reins rompus et les pieds endoloris, on s'acharne à ce suprême effort d'où dépendra le bien-être d'une semaine.
L'escouade se scinde en deux patrouilles qui partent au trot, l'une à droite, l'autre à gauche, dans la rue déjà encombrée de poilus affairés et chercheurs et tous les groupes s'observent, se surveillent… et se dépêchent. En certains points, même, par suite de rencontres, il y a bousculades et invectives.
– Commençons par là-bas tout de suite ; sans ça, nous s'rons grillés !…
J'ai l'impression d'une sorte de combat désespéré entre tous les soldats, dans les rues du village qu'on vient d'occuper.
– Pour nous, dit Marthereau, la guerre, c'est toujours la lutte et la bataille, toujours, toujours !
On frappe de porte en porte, on se présente timidement, on s'offre, comme une marchandise indésirable. Une de nos voix s'élève :
– Vous n'avez pas un petit coin, Madame, pour des soldats ? On paierait.
– Non, vu que j'ai des officiers – ou : des sous-officiers – ou bien : vu que c'est ici la popote des musiciens, des secrétaires, des postiers, de ces messieurs des Ambulances, etc.
Déboires sur déboires. Successivement, on referme toutes les portes qu'on a entrouvertes, et on se regarde, de l'autre côté du seuil, avec une provision diminuante d'espoir dans l'œil.
– Bon Dieu ! tu vas voir qu'on va rien trouver, grogne Barque. Y a eu trop d'choléras qui s'sont démerdés avant nous. Quels fumiers que les autres !
Le niveau de la foule monte de toutes parts. Les trois rues se noircissent toutes, selon le principe des vases communicants. On croise des indigènes : des vieux ou des hommes mal fichus, tordus dans leur marche ou au faciès avorté, ou bien des êtres jeunes, sur qui planent des mystères de maladies cachées ou de relations politiques. Dans les jupons, des vieilles femmes, et beaucoup de jeunes filles, obèses, aux joues ouatées, et qui balancent des blancheurs d'oies.
À un moment, entre deux maisons, dans une ruelle, j'ai une vision brève : une femme a traversé le trou d'ombre… C'est Eudoxie ! Eudoxie, la femme-biche que Lamuse pourchassait là-bas, dans la campagne, comme un faune, et qui, le matin où l'on a ramené Volpatte blessé et Fouillade, m'est apparue, penchée au bord du bois, et reliée à Farfadet par un commun sourire.
C'est elle que je viens d'entrevoir, comme un coup de soleil, dans cette ruelle. Puis elle s'est éclipsée derrière le pan de mur ; l'endroit est retombé dans l'ombre… Elle, ici, déjà ! Eh quoi, elle nous a suivis dans notre longue et pénible émigration ! Elle est attirée…
D'ailleurs, elle a l'air attirée : si vite interceptée qu'ait été sa figure au clair décor de cheveux, je l'ai bien vue grave, rêveuse, préoccupée.
Lamuse, qui vient sur mes talons, ne l'a point vue. Je ne lui en parle pas. Il s'apercevra bien assez tôt de la présence de cette jolie flamme vers qui tout son être se jette et qui l'évite comme un feu follet. Pour le moment, du reste, nous sommes en affaires. Il faut absolument conquérir le coin convoité. On s'est remis en chasse avec l'énergie du désespoir. Barque nous entraîne. Il a pris la chose à cœur. Il en frémit et on voit trembler son toupet poudré de poussière. Il nous guide, le nez au vent. Il nous propose de faire une tentative sur cette porte jaune qu'on voit. En avant !
Près de la porte jaune, on rencontre une forme pliée : Blaire, le pied sur la borne, dégrossit avec son couteau le bloc de son soulier, et en fait tomber des plâtras… Il a l'air de faire de la sculpture.
– T'as jamais eu les pieds si blancs, goguenarde Barque.
– Fouterie à part, dit Blaire, tu saurais pas où elle est, c't'espèce de voiture ?
Il s'explique :
– Faut que j'cherche la voiture-dentiste, à cette fin qu'on m'accroche c'râtelier et qu'i's m'ôtent les vieux dominos qui m'restent.
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