Le Gerfaut
CHAPITRE PREMIER
LA SIRÈNE DE L’ESTUAIRE
La marée descendait depuis un moment déjà. Une grande marée de septembre, puissante et gonflée. Elle entraînait vers l’Océan les eaux bleuâtres du Blavet mêlées au flot marin dont, deux fois par jour, les vagues pressées envahissaient le double estuaire, bousculaient le petit fleuve, se liaient à lui pour pénétrer profondément la terre bretonne et s’en aller à plus de trois lieues, jusqu’à Hennebont en portant fièrement les barques aux voiles rouges des pêcheurs.
C’était l’heure où le gros soleil orange commençait à fondre derrière la ligne sombre de l’horizon, l’heure où les échassiers tournoyaient lentement au-dessus de la rivière pour guetter l’apparition des bancs de vase où ils se poseraient. De temps en temps, une éclaboussure scintillante trahissait le plongeon rapide d’une mouette qui cherchait sa pâture. Le ciel devenait mauve. Les grosses barques ventrues descendaient sagement vers la haute mer pour la pêche de nuit avec la majesté d’une procession, couronnées d’une chanson que la brise fraîchissante emportait.
Gilles se pencha pour saisir dans l’herbe la ligne enroulée à ses pieds, en cercles concentriques. Il vérifia l’attache du morceau de plomb, pesant bien dix onces, qui l’alourdissait, fixa une arénicole 1 à chacun de ses deux hameçons. Puis, saisissant la ligne à deux mains largement écartées, il fit tournoyer le plomb au-dessus de sa tête et l’envoya dans l’eau aussi loin qu’il put. Le plomb siffla puis disparut.
Une fois la ligne lancée, il la tendit en la tenant entre deux doigts afin de bien percevoir la moindre secousse du poisson, s’assit dans l’herbe et attendit sans plus s’en occuper, confiant dans la sensibilité de ses doigts pour ferrer quand le moment serait venu.
La flottille de pêche disparut, avalée par un méandre de la rivière. Seul l’écho de la chanson demeurait, mais, sans lui, Gilles eût pu se croire le maître unique de la terre et des eaux. Il aimait cette heure mélancolique où le soleil délaisse un monde pour s’en aller vers un autre. L’eau de la rivière devenait lisse comme un miroir et le ciel se parait de couleurs fabuleuses, comme un acteur qui, pour le dernier tableau d’une féerie, revêt son plus magnifique costume. Les bruits du jour s’éteignaient l’un après l’autre pour ne plus laisser que le tintement lointain d’un Angélus… Oui, c’était une heure douce et précieuse entre toutes mais ce soir elle avait quelque chose d’enchanté, quelque chose d’inhabituel que le jeune homme ne parvenait pas à définir. Cela venait peut-être de ces grands nuages en forme de flèches qui accompagnaient la chute du soleil ou encore de l’odeur de l’herbe à laquelle se mêlait une vague senteur d’angélique…
Un frémissement léger au bout de ses doigts ramena l’attention du pêcheur. La ligne avait bougé imperceptiblement, pas assez cependant pour que ce fût sérieux et il allait reprendre le fil de sa rêverie quand il vit la barque.
Elle s’avançait, toute seule, au beau milieu de la rivière, dans le courant qui l’emportait vers la mer, à peine plus haute qu’un radeau et vide… absolument vide.
« En voilà un qui a dû mal attacher son bateau et qui se désolera quand il s’apercevra qu’il n’est plus là, pensa Gilles. Le courant est rapide, ce soir… »
Le petit bateau descendait vite, en effet. Pensant au dommage que sa perte allait causer à quelque pauvre homme, Gilles se leva quand il passa à l’aplomb du nid de grandes herbes où il s’était installé, attacha sa ligne à un buisson.
Il allait ôter sa chemise quand il remarqua, derrière la barque et à quelques brasses, un objet qui lui arracha une exclamation. C’était une tête dont les cheveux, trop longs pour être ceux d’un homme, accrochaient un éclat du soleil mourant et mettaient, dans l’eau sombre, comme une tache de cuivre…
L’esprit rapide du jeune homme traduisit tout de suite ce qui s’était passé. La barque ne s’était pas détachée seule. Une femme avait dû la prendre mais, inexpérimentée ou maladroite, elle était tombée à l’eau. Peut-être en se blessant car elle semblait glisser au fil de l’eau sans faire le plus petit mouvement, comme une noyée. Elle était peut-être déjà morte…
Une seconde plus tard, et sans même prendre la peine d’ôter sa chemise, Gilles se
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