Le Grand Coeur
désir animal et physique. Elle est précieuse
pour un amant. Mais à ces âges où l’attrait de l’autre se
mesure à l’aune de la durée et même de l’éternitépuisqu’il est question de mariage, l’autorité d’un homme
est plus séduisante que sa force. Ainsi ma faiblesse cachée,
ce défaut du corps que je dissimulai sous des pourpoints
rembourrés et des chemises amples, redoublait ma
retenue et la réputation flatteuse qui en procédait.
Je ne me préoccupai pas beaucoup de ces questions,
jusqu’à ce que l’amour me frappe moi-même et me
donne passionnément envie de conquérir.
Dans notre nouveau quartier, à quelque distance de
ma maison, vivait une famille que mes parents tenaient
pour considérable. Avec le temps, je commençais à me
rendre compte que tous les bourgeois n’étaient pas
d’égale fortune. Malgré l’admiration que j’avais pour
mon père, il me fallait bien me rendre à l’évidence : il
était loin d’occuper les premiers rangs. Les drapiers,
comme Messire de Varye, le père de Guillaume, étaient
plus considérables. Certains négociants, en particulier
ceux qui traitaient du vin et des céréales, avaient fait
construire des maisons bien plus grandes et luxueuses
que la nôtre. Au-dessus encore venaient les métiers de
l’argent. Un de nos voisins était changeur. Sa richesse
lui avait permis d’acquérir la charge de valet de chambre
du duc. Il ne se contentait pas de venir au palais, comme
mon père, pour y solliciter et se faire rudoyer. Il avait
une place, modeste peut-être mais officielle, au sein du
monde ducal. Cela suffisait à lui conférer à mes yeux un
prestige considérable.
L’homme était veuf. Il avait trois enfants de sa première femme. D’un second mariage était née une fille
qui avait à peu près deux ans de moins que moi. C’était
une enfant malingre qui passait dans les rues les yeux
baissés, et semblait avoir peur de tout. Le seul souvenirque j’avais d’elle était de l’avoir vue hurler de terreur un
jour qu’un grand percheron noir avait brisé ses brancards, en glissant sous le poids d’une charge de bois.
Elle disparut ensuite pendant plusieurs mois. Le
bruit avait couru qu’elle était tombée malade et que ses
parents l’avaient envoyée à la campagne pour se soigner.
Lorsqu’elle reparut, elle n’était plus une enfant. Je me
souviens très bien de la première vision que j’eus de sa
nouvelle apparence.
C’était un jour d’avril où le ciel hésitait entre nuages
et soleil. Je ne sais plus après quelle chimère je courais ;
en tout cas, j’étais plongé dans mes pensées et regardais
à peine autour de moi. Guillaume était à mes côtés et
nous marchions lentement. Comme d’habitude il parlait et je ne l’écoutais pas. Il ne vit pas tout de suite que
je m’étais arrêté.
Nous montions de la place Saint-Pierre et elle traversait la rue, un peu plus haut. Derrière elle, le mur fraîchement crépi d’une maison en construction étincelait
de chaux blanche dans une tache de soleil. Elle portait
une houppelande noire et un chaperon posé sur sa
nuque. Ses cheveux blonds se tordaient pour échapper
au chignon qui prétendait les tenir sages et dansaient
dans la lumière. Elle tourna la tête vers nous et s’arrêta
un court instant. Les traits de l’enfant avaient cédé sous
la pression d’une force intérieure qui bombait son front
et ses pommettes, gorgeait ses lèvres de sang rouge,
allongeait ses yeux autour d’un iris bleu que ses paupières toujours baissées ne m’avaient jusque-là jamais
permis d’apercevoir.
Je pensais immédiatement à son nom. Pas le sien, ce
prénom que j’avais oublié et que j’allais par la suite tantrépéter et tant chérir. C’est le nom de sa famille qui me
revint en un éclair : Léodepart. Ce nom étrange vient
de Flandres. Il est, paraît-il, la déformation de Lollepop.
Nous en avions parlé à table un jour avec mon père.
En cet instant, Léodepart trahit d’un coup sa parenté
avec « léopard ». Les deux mots si proches avaient
fait irruption dans ma vie avec la même force et peut-être la même signification. Ils s’attachaient à la beauté,
à la lumière, à un certain éclat du soleil sur la blondeur des êtres, à un ailleurs rêvé. Le léopard était rentré
dans son sac, en me laissant la matière d’un songe et un
nom, l’Arabie. Mlle de Léodepart, quoique d’une
essence différente, était à l’evidence du même
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