Le Grand Coeur
en me souriant.
Les présentations s’arrêtèrent là et il partit.
Mon père, après l’avoir raccompagné, resta silencieux
et ne me donna aucune explication. Ma mère rentra
d’une visite peu avant l’heure du repas. Ils s’enfermèrent longuement ensemble puis me firent venir.
— Connais-tu la fille Léodepart ? me demanda mon
père.
— Je l’ai croisée dans la rue.
— As-tu parlé avec elle ? Lui as-tu fait passer des messages par une servante ou un autre moyen ?
— Jamais.
Mes parents se regardèrent.
— Nous irons chez eux dimanche, dit mon père.
Tu tâcheras d’être soigné. Je finirai d’ici là la nouvelle
cotte fourrée que je t’ai promise pour Noël et tu la
mettras.
Je le remerciai, mais mes désirs étaient ailleurs et je ne
résistai pas à poser la question.
— Que veulent-ils, exactement ?
— Vous marier.
Ce fut ainsi, par deux mots prononcés entre ses
dents par mon père, que j’appris mon destin. Je m’étais
trompé sur tout, sauf sur l’essentiel : Macé partageait
mes sentiments. Elle avait réussi là où je m’étais heurté
au mur des circonstances. Je sus par la suite qu’elle s’intéressait à moi depuis longtemps, alors qu’elle n’était
encore qu’une enfant. Le récit de mes exploits pendant
le siège de la ville l’avait séduite et elle s’était discrètement renseignée sur moi auprès de celles de ses camarades qui avaient des frères de mon âge. Elle avait évidemment noté mon trouble quand je l’avais enfin
remarquée, cependant elle avait assez de sang-froid
pour ne rien laisser paraître. Dès qu’elle fut convaincuede mes sentiments, elle prit en main les opérations, avec
l’intention de nous contenter l’un et l’autre.
Elle avait d’abord convaincu sa mère. Puis, ensemble,
elles avaient fait le siège du prévôt. Celui-ci avait d’autres
vues pour sa fille, mais c’était dans le dessein de la
rendre heureuse. Si elle faisait un choix différent et si,
malgré ses mises en garde, elle s’y obstinait, il n’avait pas
le cœur de la contraindre. Léodepart avait imposé ses
ambitions à ses trois aînés : ils étaient tous bien mariés et
malheureux. Il accepta que la dernière prît le parti du
bonheur, au risque que l’objet de son amour fût un
propre à rien. Au moins, si je n’étais pas un beau parti,
notre famille était honorable. Nul ne pourrait parler de
mésalliance.
Nous fûmes fiancés trois mois plus tard. Le mariage
eut lieu l’année suivante, la semaine de mes vingt ans.
Macé en avait dix-huit. Le duc envoya deux gentilshommes pour nous bénir en son nom. Ce fut, paraît-il,
un mariage brillant. Tout ce que notre ville comptait de
marchands, de banquiers et même plusieurs nobles qui
étaient les clients de mon beau-père et en vérité ses
obligés, suivit la procession. Je n’en profitai guère, car je
n’avais qu’une hâte : que toute cette foule disparaisse et
nous laisse enfin seuls.
Il était convenu que nous nous installerions dans
l’hôtel des Léodepart où nous pourrions disposer d’une
suite, à l’étage de l’aile gauche. L’appartement avait été
préparé avec soin et garni de fourrures par mon père.
Nous nous y retrouvâmes tard le soir. La noce battait
encore son plein dans la salle que mon beau-père avait
louée à la lisière de la ville, près du moulin d’Auron.
Tout ce que je savais de l’amour physique, je le tenaisde l’observation des bêtes. Je n’avais pas accompagné
mes camarades chez les filles et ils avaient trop de crainte
de mes opinions pour me raconter ce qu’ils y faisaient.
Pourtant, je n’avais pas d’inquiétude. Il me semblait que
Macé nous guiderait, qu’elle exprimerait ses désirs et
préviendrait les miens.
Ces incertitudes donnèrent à nos corps une retenue
frémissante qui redoubla notre plaisir. Macé était aussi
taciturne et rêveuse que moi, je le pressentais déjà. Nos
gestes, dans le silence et la nudité de cette première
nuit, furent comme la danse masquée de deux fantômes.
En même temps que je la possédais, je sus que jamais
je ne saurais rien d’elle. D’un coup m’était révélé ce
qu’elle me donnerait toujours, son amour et son corps,
et ce qu’elle me refuserait : ses rêves et ses pensées. Ce
fut une nuit de bonheur et de découverte. À mon réveil,
j’éprouvais la légère amertume, en même temps que le
grand soulagement, de savoir que nous serions toujours
deux, mais chacun
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