Le Grand Coeur
seul.
*
Dans ma nouvelle famille, je découvris une activité
dont j’ignorais tout : le commerce de l’argent. Jamais
encore, je ne m’étais interrogé sur ces petits cercles de
bronze, d’argent ou d’or qui circulent entre les marchands, en échange de leurs services. Je voyais la monnaie comme une chose inerte et, si elles avaient été plus
rares, les pierres blanches des jardins eussent aussi bien
pu la remplacer.
Chez Léodepart, j’appris que l’argent était une
matière à part et, à sa façon, vivante. Ceux qui en font lecommerce s’occupent de l’échanger selon des règles
compliquées, car cette espèce commune qu’est la monnaie se divise en d’innombrables familles. Florins,
ducats, livres portent la trace de leur naissance. Ils
sont frappés à l’effigie du souverain sur les terres duquel
ils ont été créés. Ensuite, ils cheminent de main en
main, et entrent dans des pays inconnus. Ceux qui les
rencontrent s’interrogent sur leur valeur, comme on le
fait pour des serviteurs que l’on décide ou non de
prendre dans sa maison. Les métiers de l’argent, fondeurs, banquiers, changeurs, prêteurs forment un
réseau immense, réparti dans l’Europe entière. À la différence de mon père, qui était habile dans une marchandise particulière, les hommes de l’argent n’en
touchent aucune mais peuvent les acquérir toutes. Ces
petites pièces brillantes et usées par le frottement de
doigts avides contiennent en puissance une infinité de
mondes possibles. Un ducat, selon la volonté de celui
qui l’a entre les mains, peut devenir repas de fête, bijou,
bœuf, voiture, bonheur, vengeance...
L’argent est du songe pur. Le contempler, c’est faire
défiler devant soi l’interminable procession des choses
de ce monde.
Mon beau-père tenta de m’enseigner l’art du change
avec beaucoup de patience. Il me fit rapidement le
reproche de n’être pas assez attentif à ce que je faisais.
Avec l’argent, comme devant un feu de bûches, je laissais mon esprit vagabonder. Pour cette activité précise
et minutieuse qu’est le change, cette disposition au
rêve n’est pas une qualité : je commettais des erreurs qui
pouvaient coûter cher. Même si mon beau-père brassait
d’importantes affaires, ses marges étaient faibles. Lamoindre négligence dans la pesée des métaux ou le
calcul des proportions pouvait grever fortement ses
bénéfices.
Toutefois, c’était un homme bon et indulgent. J’étais
son gendre. Il voyait mes défauts, mais ne m’ôtait pas sa
confiance. Sa conviction était que chacun peut découvrir l’emploi qui lui convient, pour autant qu’il connaît
précisément ses aptitudes. Les miennes ne feraient certainement pas de moi un changeur. Restait à savoir si je
serais bon à autre chose qu’à rien.
En évoquant cette époque, je me dis qu’elle fut obscure et douloureuse, et pourtant féconde. Je ne parvenais
pas à grand-chose. Aux yeux des bourgeois de la ville, je
tenais ma position de ma belle-famille, nullement de mes
mérites. Mon beau-père nous avait installés dans une
maison qu’il avait fait construire pour sa fille. Notre premier enfant était né l’année suivant notre mariage. C’était
un beau garçon que nous appelâmes Jean. Trois autres
suivirent. Macé était heureuse. Dans la maison qui sentait
encore le ciment et les bois neufs, les cris des enfants et le
bavardage des servantes couvraient le silence de Macé et
le mien. Nous nous aimions sincèrement, avec cette distance un peu triste qui à la fois réunit et sépare les gens
qui vivent en esprit.
J’étais plein de doutes, de projets et d’espérance.
Nombre de ces idées étaient des chimères, et certaines
d’entre elles décideraient plus tard de ma vie. Ces
années, entre vingt et trente ans, furent celles où, laborieusement mais avec force, se détermina l’image que
je me ferais du monde et la place que j’ambitionnerais
d’y tenir.
En évoluant dans la société de mon beau-père, je disposais d’une vue plus vaste et plus claire sur l’état du
pays et sur ceux qui y exerçaient le pouvoir. Jusque-là,
dans l’humble position de mon père, je n’avais connu
que des gens auxquels il était donné de tout subir.
Les péripéties de la guerre, le combat des princes ou
les révoltes du peuple, nous ne percevions jamais ces
événements que comme les effets d’un destin auquel
nous n’avions d’autre choix que de nous soumettre.
Les seigneurs
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