Le Grand Coeur
sordide. Sur ce
sujet comme sur les autres, je préférais rêver. Les petits
personnages qu’enfants nous voyions parmi nous et que
l’on appelait des filles étaient d’ailleurs dénués d’intérêt. La bienséance voulait qu’elles ne parlassent pas.
Leur corps n’avait pas la force de celui des garçons et de
toute façon elles n’étaient pas autorisées à se mêler
à nos jeux. Leur ressemblance avec les vraies femmes,
c’est-à-dire nos mères, était vague, pour ne pas dire
inexistante. Si ces êtres incomplets méritaient un sentiment, c’était à nos yeux la compassion.
Puis vint l’époque où, soudain, l’une ou l’autre
d’entre elles quittait cet état de chrysalide et donnait
naissance à un corps nouveau. Leur taille s’allongeait,
gorge et hanches se galbaient. Leur regard, surtout,
perdait l’humble modestie à laquelle les avait condamnées l’attente silencieuse de cette apothéose. D’un coup,
nous avions parmi nous des femmes. Elles nous toisaient
à leur tour, considéraient nos joues encore lisses et nosépaules étroites avec la même pitié que nous leur avions
témoignée et dont elles avaient fait provision.
Pourtant, cette petite vengeance accomplie, elles
usaient de leur nouvelle puissance avec plus de discernement que nous. L’attention qu’elles accordaient à
peine aux garçons en général était pondérée par le vif
intérêt qu’elles portaient plus particulièrement à certains d’entre eux. Avec beaucoup de finesse, mais point
trop pour que ces nuances nous fussent tout de même
intelligibles, elles désignaient l’un ou l’autre comme
leur préféré. Ces jeux de désir nous mettaient, elles
autant que nous, en compétition.
La hiérarchie subtile qui s’était établie dans notre
groupe de garçons était bouleversée. Elle était désormais soumise au classement qu’opéraient de l’extérieur
les filles. Parfois, heureusement, les deux ordres coïncidaient. C’est ce qui arriva pour moi.
Depuis la mésaventure survenue pendant le siège de
la ville, j’avais acquis le respect sinon la sympathie de
mes camarades. Deux des rescapés de l’expédition, Jean
et Guillaume, se déclaraient mes obligés et répondaient
à la moindre de mes demandes. Tous les autres me craignaient. Mon silence, mon air absent, une manière
calme et réfléchie d’exprimer mes pensées me donnaient bien à tort une réputation de sagesse que je me
gardais de contredire. Cette sagesse ne pouvait être,
à nos âges, le fruit de l’expérience : il fallait qu’elle
vînt d’ailleurs. À certains regards craintifs voire soupçonneux, je comprenais que beaucoup me prêtaient
des pouvoirs surnaturels. En d’autres temps, on m’eût
accusé de sorcellerie. Je mesurai très tôt à quel point les
qualités humaines recèlent de dangers et combien il estimprudent d’en faire étalage. Toute ma vie, je dus en
faire l’expérience. Talent, réussite, succès font de vous
un ennemi de l’espèce humaine qui, à mesure qu’elle
vous admire plus, se reconnaît moins en vous et préfère
vous tenir à distance. Seuls les escrocs, par l’origine triviale de leur fortune, l’acquièrent sans se couper de
leurs semblables et même en s’attirant leur sympathie.
Cependant, la considération dont je jouissais parmi
les garçons comportait bien des avantages, en particulier celui de me rendre intéressant pour les filles. Jean
et Guillaume me rapportaient quotidiennement des
propos tenus par telle ou telle devant son frère et qui
témoignaient de l’attention qu’on me portait.
J’avais grandi, l’année de mes quatorze ans. Une
barbe clairsemée, châtaine comme mes cheveux, m’imposait des soins de visage auxquels je m’astreignais trois
fois par semaine. L’étrange déformation qui était visible
depuis ma naissance sur le devant de ma poitrine s’accentua. On aurait dit qu’un coup de poing m’avait
enfoncé le thorax. Quoique cette anomalie n’eût pas
de conséquence sur mon souffle, le médecin m’avait
recommandé d’éviter les efforts physiques et de ne
jamais courir. Ces prescriptions me donnèrent une
raison supplémentaire de faire exécuter toutes les tâches
qui m’incombaient par mes lieutenants.
Les filles semblaient apprécier ma lenteur et mon
immobilité. La puissance que l’on tire de son ascendant
sur les autres est incomparablement plus efficace que
celle qui s’exerce à travers son propre corps. Celle-ci peut
susciter le
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