Le lit d'Aliénor
Délibérément, je tournai le dos à la table pour inspecter le garde-manger et me donner une contenance.
– Nous direz-vous votre nom ? À moins que vous ne préfériez l’écrire ?
Il y eut un nouveau rire, provoqué, je le supposai, par une nouvelle mimique. C’est alors que la voix brisée de Jaufré s’éleva et le fit taire :
– Apprenez, jeune sot, qu’il est des fois où il n’est pas nécessaire de parler pour ne rien dire. Et, puisque ne point me connaître vous indispose, sachez que je me porte fort bien de vous ignorer.
Il Y eut un grondement de réprobation. Je me tournai vers lui en tremblant.
– Par Dieu tout-puissant, messire, n’aimeriez-vous point la musique ? reprit le jeunot vexé.
Jaufré le toisa d’un regard furieux.
– Ce que vous appelez musique n’est qu’un vulgaire bouillon de notes entre vos mains. Souffrez donc que je ne partage pas votre repas.
Piqué au vif, le troubadour se dressa d’un bond. Cette fois, je devais intervenir avant que cela ne tourne au pugilat. Je m’interposai :
– Allons, cette querelle est sans objet. Paix ! mes amis, paix. Ou vous offenseriez grandement votre hôtesse et cette table.
– Pour l’heure, c’est notre talent qui est offensé, dame Loanna, et malgré tout le respect que je vous dois, je ne puis souffrir un tel langage de la part d’un inconnu. Qu’il me fasse ses excuses.
Mais le timbre de Jaufré tomba comme un couperet :
– Je vais faire mieux, jeune prétentieux. Je vais vous donner une leçon.
D’un geste pesé, il se pencha en avant au-dessus de son assiette et s’empara de la mandore qu’un des troubadours y avait abandonnée pour un verre. Le jouvenceau partit d’un rire clair, aussitôt suivi par le chœur de ses amis. Moi, j’avais la gorge nouée de tendresse. Mais je n’avais plus peur. Lorsque les premiers accords s’élevèrent au milieu des railleries, ils égratignèrent l’oreille tant cela faisait longtemps que les doigts osseux n’avaient pas joué. Pourtant, cela ne dura que quelques secondes, car Jaufré avait fermé les yeux et retrouvé en lui cet amour dont il débordait, ce contact dont il avait été privé. Et, lorsque tout son talent éclata sous la caresse des cordes, les rires se turent.
Il n’y eut personne aux cuisines qui ne cessât sur l’instant sa tâche pour tendre l’oreille. Et l’émotion qui me gagna fut la même que lorsque je l’avais entendu jouer pour la première fois à l’Ombrière. Comme cette fois-là, malgré toute la douleur qui passait dans la lente plainte de l’instrument, le visage de Jaufré s’éclaira de l’intérieur. Lorsqu’il laissa le silence retomber, une salve d’applaudissements salua sa prouesse. Le jouvenceau, troublé et ému, s’avança respectueusement.
– Ah ça, messire, c’est moi qui vous dois des excuses ! Je méritais cette leçon, mais enfin, saurons-nous qui vous êtes, car vous valez le meilleur d’entre nous ?
– Je ne suis pas un troubadour, lâcha Jaufré, qui avait tourné vers moi un long regard de reconnaissance. Ma voix, d’ailleurs, ne s’y prête guère et ferait bien davantage fuir que se pâmer. Mais, vous avez raison, il est peu correct de ne se point présenter : on me nomme Gérard Rudel, comte de Blaye.
À ces mots, il y eut un murmure. Bernard Marti blêmit et demanda d’une voix blanche :
– J’ai bien souvent entendu mon maître, le sire Panperd’hu, parler d’un ami qui lui était cher, troubadour de son état, qui portait ce titre et avait hélas péri en Terre sainte. Seriez-vous de sa parentèle ?
– J’en suis. Ce qui vous permettra de comprendre que j’aie eu moi aussi le meilleur des maîtres en matière de musique.
– Quelle tragédie pour notre confrérie de mauvais sujets que la perte de ce grand parmi les grands. Il serait fier, je crois, de vous entendre, messire. Et, si vous ne pouvez chanter ainsi qu’il le faisait, sachez que vous possédez parfaitement la dextérité et l’émotion qu’il faisait naître.
Jaufré hocha la tête. Une des servantes s’approcha et remplit son gobelet d’un rouge léger. Il le vida d’un trait, aussitôt imité par les troubadours qui, sans plus attendre, s’emparèrent de leurs instruments, reprenant leurs partitions que notre arrivée avait dérangées.
Lorsque Jaufré se leva de table, je lui emboîtai le pas. Il sortit du palais et se dirigea en silence vers la rivière. Je ne voulus pas troubler
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