Le livre du magicien
occupé ?
Walter pivota sur ses talons en posant la main sur le pommeau de sa dague, puis se détendit. En dépit de la robe écarlate et du masque doré qui lui cachait le visage, il reconnut son compagnon, William Bolingbroke, éternel étudiant à l’université de Paris, à l’instar d’Ufford, un homme qui se plongeait dans la scientia naturalis.
— Il se divertit fort, chuchota Ufford.
— Mets ton masque !
Ufford s’empressa d’obéir, bien qu’il n’aimât pas son déguisement qui représentait un goupil. Ayant aperçu son reflet dans un pichet de cuivre rutilant, il avait jugé le déguisement beaucoup trop réaliste. Il en allait de même pour celui de Bolingbroke figurant un animal diabolique aux yeux obliques, au groin menaçant et aux cornes recourbées de chaque côté.
— Il fait si chaud ! commenta Walter à voix basse. Je transpire comme une catin en rut.
Bolingbroke l’attrapa par le coude et le conduisit un peu plus loin dans la galerie jusqu’à un petit coussiège. Il y monta, ouvrit le vantail et ôta son masque en invitant son compagnon à faire de même. Ils savourèrent quelques instants l’air frais de la nuit.
— Viendra-t-il ?
— Cela vaudrait mieux pour lui.
Bolingbroke tourna le dos à la fenêtre. Il était pâle et avait l’air las. Des cernes soulignaient ses yeux profondément enfoncés et son large front luisait de sueur sous ses cheveux blond-roux coupés ras.
Ufford, en proie à un spasme de frayeur, se tint l’estomac à deux mains. Il n’aurait pas dû boire autant de vin, mais, comme l’avait fait remarquer Bolingbroke, ils devaient se mettre au diapason. Les professeurs avaient organisé une fête pour marquer le début du trimestre, pour festoyer, boire et s’amuser avant de reprendre la rigoureuse discipline de leurs études.
— Es-tu certain que tout va bien ? chuchota Ufford.
— Ils sont soûls comme des grives. Maître Thibault ne pense qu’à ses plaisirs et les autres ne sauraient distinguer l’alpha de l’oméga.
Ufford sourit dans sa barbe. Il reconnaissait bien là Bolingbroke, le pédant, toujours prêt à étaler sa science aux moments les plus inopportuns !
— Nous devrions y aller.
Ufford entendit sonner complies aux cloches d’une église proche : c’était le signal. Il remit son masque et suivit son compagnon dans la galerie. Ils s’arrêtèrent en haut de l’escalier.
— Sois prudent ! rappela Bolingbroke.
Ils descendirent les marches de bois, empruntèrent la seconde galerie, passèrent devant différentes chambres d’où résonnaient, haut et clair, les bruits de l’amour, descendirent un autre escalier latéral, suivirent un couloir dallé, sombre, mais sentant bon le vin répandu, et pénétrèrent dans ce que Maître Thibault appelait la grand-salle. Cette longue pièce lambrissée avait été aménagée pour les réjouissances nocturnes. De chaque côté, les tables sur tréteaux, tachées de vin, de bière et d’ale, étaient jonchées de reliefs de nourriture. Chopes, gobelets, coupes et plats gisaient sur le sol, reflétant la lumière des nombreuses chandelles et torches qui éclairaient la pièce tout en laissant, pourtant, assez de coins d’ombre pour ceux qui préféraient s’abandonner à leurs plaisirs de façon discrète. On avait repoussé les bancs. Les hôtes de Maître Thibault formaient un cercle autour de trois jouvencelles à la peau mate et aux cheveux noir corbeau, qui, vêtues de divers haillons bigarrés aux vives couleurs, virevoltaient et tourbillonnaient au claquement des cliquettes et au tintement de clochettes d’argent. Les bohémiennes dansaient sur le rythme ardent des musiciens qui suivaient la mesure donnée par un petit garçon au tambour presque aussi gros que lui. Il marquait la cadence et accélérait le pas. Presque tous les spectateurs étaient ivres. Et quand Bolingbroke et Ufford entrèrent, l’un d’entre eux s’éloigna en titubant jusqu’à un coin sombre où il vomit après avoir écarté à coups de pied les grands lévriers qui rôdaient dans la salle et sautaient sur les tables en quête de rogatons.
Les deux hommes se frayèrent un chemin dans la cohue. Ufford, environné de tous côtés par des hommes et des femmes en robes éclatantes, le visage caché sous des masques de chiens, de blaireaux, de faucons, de griffons ou de dragons, avait l’impression de se trouver dans un des cercles de l’Enfer. L’air était chargé de leurs
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