Le neuvième cercle
détenu politique chez qui la peur de mourir a réussi à tuer toute dignité ; le kapo lui aussi a droit de vie et de mort sur les hommes.
— À côté de ces « Verts » tout-puissants, bien vêtus et bien nourris, la grande masse des détenus, groupés non par nationalités, mais soumis à la plus effarante promiscuité : la promiscuité, arme maîtresse du système concentrationnaire ! Les S.S. ont eu soin de maintenir le dispersement des nationalités dans les blocks comme au travail : Gusen est une véritable tour de Babel où sont représentés presque tous les peuples d’Europe, et au sein de chaque nationalité, les tendances sont loin d’être uniformes !
— Les Allemands, pour la plupart internés de droit commun, détiennent tous les postes de commande ; venus des centrales de Vienne ou autres villes du III e Reich, ils jouissent à Gusen d’une situation privilégiée et d’un standing de vie tel qu’ils n’en ont certainement jamais connu dans leur existence de « hors-la-loi ». De longues années de détention en ont fait des hommes anormaux, tous plus ou moins hystériques ; il ne se passe pas de jour sans qu’un kapo se distingue par quelque crime sadique qui dépasse l’imagination de ceux qui n’y ont pas assisté : les fameux crimes des camps de concentration ; je n’insisterai pas sur ceux-là, assez d’articles de journaux les ont fait revivre au public ; je me bornerai à rappeler qu’à Gusen comme dans tout autre K.L. la vie d’un homme ne compte absolument pas : j’ai vu tuer des hommes à coups de barre de mine en fer parce qu’ils ne pouvaient relever un wagonnet déraillé, d’autres recevoir des coups de botte dans le ventre parce que mal alignés à l’appel ou simplement parce que leur physionomie ne plaisait pas au kapo ; mais la masse des détenus était arrivée à un tel point d’insensibilité que ces crimes quotidiens finissaient par paraître chose normale ; ils entraient d’ailleurs parfaitement dans la logique S.S. ; il fallait bien que l’effectif du camp se renouvelât sans cesse, que les « anciens » fassent place aux « nouveaux ». Bien des gens à qui l’on relate ces faits poussent de hauts cris d’horreur : « Comment est-il possible que des hommes en frappent d’autres avec autant de brutalité et de raffinement ? » J’ai bien réfléchi à la question et je réponds : « Étant donné les conditions de vie en K.L., il n’y a rien d’extraordinaire à ce que les dirigeants nazis aient trouvé des milliers d’individus qui se fassent les exécuteurs de leurs œuvres. » Je suis persuadé, quant à moi, que bien des hommes portent en eux un monstre de sadisme et de cruauté, sans même s’en douter ; la société ne leur permet pas de donner libre cours à leurs instincts, beaucoup meurent sans avoir eu l’occasion de manifester leur bestialité ; la trouvaille géniale des Allemands, c’est justement d’avoir su créer les conditions adéquates à la manifestation de cette bestialité humaine, c’est d’avoir songé à faire école de criminalité et de sadisme comme d’autres songent à faire école de sagesse et de vertu. L’épouvantable du K.L., c’est son invention et sa mise au point ; et non les crises d’hystérie et de meurtres qui s’y déchaînaient ; cela n’avait rien d’extraordinaire, c’est même le contraire qui eût été étonnant. À ceux qui protesteront en invoquant les grands mots de morale et de conscience, je rétorquerai : « Jetez un coup d’œil sur l’Europe occupée de 1938 à 1945. Chaque peuple a eu ses tortionnaires et ses « miliciens », des hommes issus cependant pour la plupart de milieux « normaux », ayant auparavant une vie en apparence paisible. Cette période a vu s’exacerber les sentiments les plus violents et les plus bas, se multiplier les massacres à une échelle jusqu’alors inconnue. » On ne peut considérer ces faits comme un simple accident imputable à « l’âme sadique allemande ». Ce serait trop simple d’expliquer et d’excuser ainsi les atrocités nazies.
— Je prétends, par exemple, que tel individu qui, sans vergogne, s’est livré pendant des années au « marché noir » au détriment de ses compatriotes affamés, ou tel autre qui a dénoncé des patriotes à la Gestapo, aurait fait à Gusen, pour peu qu’il parle allemand, un kapo parfait dans toute l’acception du mot.
— Je ne veux certes
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