Le neuvième cercle
certes, mais aussi habits civils agrémentés dans le dos d’un grand carré du fameux tissu rayé. L’aspect physique était aussi différent dans l’ensemble. Nous découvrions ces êtres faméliques, avec des figures où les yeux nous frappaient par leur fixité, yeux agrandis dans le visage d’une maigreur effrayante. Nous avions là la préfiguration de ce que nous allions devenir. Et naturellement après appels, contre-appels, nos nouveaux kapos prenaient livraison de leur contingent.
— Tout v est sale, misérable ici. Cependant, Gusen est un camp qui se respecte : il a son four crématoire et son bordel.
— Nous sommes frappés par l’état misérable des détenus de ce camp. Ils sont sales, déchirés, des clochards de bagnards. Leurs traits sont abattus, graves. On sent que le rire a, depuis longtemps, disparu dans ce camp d’extermination. Nous pensions naïvement avoir connu à Mauthausen ce qui se faisait de mieux en matière de bandits. Nous devons rapidement revenir sur cette impression. Gusen c’est encore mieux.
— Notre chef de block a le physique d’un capitaine de navire corsaire ; il semble sorti d’une extravagante histoire pour faire peur. Dès les premiers jours, il nous met en face de la loi du camp : toute faute est punie de mort. Lui, seul maître après le diable dans son block, a le droit et le devoir de tous nous tuer, nous dit-il ; ce sera l’impitoyable noyade dans le tonneau. Ses mains, comme pour mieux nous convaincre, des mains d’assassin aux doigts courts, dans le vide avec des grands gestes d’une monstrueuse éloquence, étreignent des gorges fictives.
— Notre bourreau, qui a l’air de s’y connaître, ne nous épargne aucun des détails sur les façons de tuer un homme.
— Où que nous soyons, quoi que nous fassions, les gifles, les coups de poing, les crapuleux coups de pied dans le ventre pleuvent comme de la grêle.
— La soupe est immangeable ce qui ne veut pas dire que nous ne la mangeons pas : nous avons faim.
— Avec vi quelques camarades français dont le boxeur Albert Manivel, le sort ne nous favorisa guère car nous étions affectés au block 20 qui fournissait la main-d’œuvre pour le kommando le plus dur : la carrière de Kastenhof. À la carrière Gusen s’effectuait la taille du granit et l’encadrement était constitué de spécialistes. Conditions de travail difficiles, exténuantes, mais chances de survie plus grandes qu’à Kastenhof où la principale activité consistait à travailler à flanc de montagne. Nous devions charger des blocs de pierre pour alimenter le concasseur. Tenir ici quinze jours était une performance. À cette époque, avril 1943, les nazis occupaient une grande partie de l’Europe, raflant dans tous ces pays de nombreuses gens, se procurant par ces moyens une main-d’œuvre à bon marché. Et parfois lors des arrivages, devant l’impossibilité de loger tout le monde, les chefs de blocks et les kapos, tout l’appareil de répression du camp, recevaient l’ordre de supprimer un certain nombre de détenus. Là encore, les mots sont impuissants à décrire cette tuerie.
— Cela se passait la nuit, après que tout le monde fut couché. Ce soir-là, nous ressentions en nous quelque chose d’indéfinissable. Les allées et venues des responsables du camp, les bousculades des chefs de block, des kapos, leur nervosité, et puis aussi ce calme inhabituel, l’atmosphère plus lourde, enfin je ne sais quoi nous tenait, pour la plupart, éveillés, n’osant pas bouger, retenant notre respiration. Et puis, coups de tonnerre. Tous les tueurs des blocks, armés de barres de fer, envahissaient celui-là et le carnage commençait. Malheur à ceux qui étaient surpris dans leur sommeil, ou plus affaiblis du fait qu’ils étaient dans le camp depuis plus longtemps que nous. Ils étaient les premières victimes tuées sur place. Quant à ceux d’entre nous qui avaient pu s’échapper par les fenêtres – tenues en permanence ouvertes hiver comme été à cause de l’odeur infecte qui régnait dans les blocks, le cauchemar continuait. Car chaque chef de block avait reçu l’ordre d’exterminer un nombre exact de détenus et c’était, dans tout le camp, une chasse à l’homme effroyable. Les hurlements de ceux qu’on tuait, les cris des tueurs, la course effrénée. Quelle chance de sortir indemne de cette boucherie. Enfin, le cauchemar prenait fin. Combien de morts ? Je crois que
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