Le neuvième cercle
tous sentiments égoïstes, et garder un esprit d’équipe qui tranchait sur celui de la majorité des détenus. Un défaut apparent cependant : leur orgueil incommensurable, orgueil qui s’explique fort bien d’ailleurs, si l’on songe qu’ils étaient de tous les Slaves, de beaucoup les plus évolués et, de tous les « Häftlinge », ceux qui pouvaient sans conteste se prévaloir de la plus grande homogénéité quant à leur passé de lutte antinazie et à leur conduite présente dans le camp. Leurs rapports avec nous, Français, furent évidemment plutôt froids au début, et jamais très cordiaux : entre nous, il y avait Munich ; certes, ils acceptaient volontiers notre conversation, reconnaissant le génie de la culture française, mais ne pouvaient s’empêcher de nous tenir rigueur d’un traité qu’ils savaient pourtant que nous condamnions ; là encore, nous supportions les conséquences du passé. S’ils nous témoignaient individuellement de la sympathie, ils ne nous cachaient pas qu’après la guerre, la Tchécoslovaquie entrerait dans le giron économique de l’U.R.S.S., seul moyen pour leur pays d’accéder à son plein développement industriel, la France et l’Angleterre se gardant bien de leur acheter autre chose que des gommes et des crayons, des chaussures à la rigueur !
— Ceux avec qui nous nous sentions le plus d’affinités sont certainement les Yougoslaves. Très doux et très bons, on distinguait cependant parmi eux deux catégories très distinctes : d’une part, une masse de paysans, Serbes et Monténégrins, quasi incultes, aux traits grossiers et durcis par l’habitude de la souffrance, anciens montagnards partisans de Tito qui avaient combattu non seulement pour l’expulsion de l’étranger, mais aussi pour améliorer leur sort misérable ; d’autre part, une élite vraiment remarquable par son érudition et son intelligence éveillée, mais scindée en deux tendances politiques nettement différentes : les uns, avocats et intellectuels surtout, ayant souvent fait leurs études en France, grands admirateurs de Tito et de l’U.R.S.S., se rapprochant beaucoup des Tchèques et de nous-mêmes par leur mentalité ; les autres, gros propriétaires fonciers ou officiers de l’armée Michaïlowitch attachés fortement à leurs traditions monarchiques et catholiques, et sympathisant davantage avec les Polonais à qui les liait leur anticommunisme résolu : Tito représentait pour eux l’hérésie comme Wanda Wadilewska pour les Polonais. Défendant chacun farouchement ses convictions au cours de nombreuses discussions, ils n’en restaient pas moins unis dans la souffrance commune, partageant entre eux les rares colis de vivres qui leur parvenaient. Un peuple sympathique, grand ami de la France, pourvu de solides qualités individuelles et sociales.
— Les derniers arrivés à Gusen furent les Italiens, après l’abdication du roi d’Italie et la « trahison » de Badoglio. Contre eux également joua la prévention que nourrissaient à leur égard tous les autres détenus : haine farouche des Espagnols et des Yougoslaves, mépris des Français, des Russes, des Tchèques et des Polonais. Ces Italiens étaient là pourtant pour avoir combattu le fascisme dans le maquis de Lombardie ; parmi eux, de nombreux intellectuels communistes et des prêtres ; mais ils supportèrent au début le mépris collectif que s’était attiré leur pays par son attitude durant les dix dernières années, conséquence une fois de plus du contact entre divers peuples que des régimes différents avaient séparés pendant des années et que les Allemands brassaient soudain par « blocks », de trois cents à quatre cents hommes. Trop tard arrivés – pour si paradoxal que cela puisse paraître – les Italiens n’eurent pas le temps de s’intégrer dans les lois du K.L. ; peu réussirent à trouver « une bonne place dans un bon kommando » et la mortalité fut très élevée dans leurs rangs. Comme aucune autre nationalité ne vint à leur suite, ils restèrent jusqu’à la fin les parias du camp.
— Avant d’aborder l’étude de l’élément français, je signalerai à côté de ces grands groupes ethniques de Gusen, la présence d’éléments peu nombreux mais non moins intéressants. Et tout d’abord les Belges, au nombre de quatre-vingts environ. Tous d’authentiques résistants communistes ou communisants, rescapés des divers convois de 1942
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