Le neuvième cercle
depuis. Nous étions alors au début de 1943 ; la plupart d’entre nous avaient commencé leur action dès 1941, action modeste, limitée par le petit nombre des combattants et les faibles moyens mis à notre disposition ; si les victoires des F.F.L. combattant en Afrique, en uniforme, étaient connues du monde entier, il n’en était pas de même de la lutte clandestine organisée en France dès le début de l’occupation : comment aurait-on pu en vouloir à des Espagnols, des Polonais, des Tchèques de l’ignorer, alors que la grande masse des Français, au milieu desquels nous vivions, l’ignorait elle-même ? Notre devoir était justement de leur faire comprendre que, peu à peu, malgré le règne de la Gestapo en France, des Français, issus de toutes les classes, s’organisaient en groupes de résistance pour passer à la lutte ouverte dès que les circonstances le permettraient ; ce fut un travail de longue haleine, fait de prises de contact, de conversations, de sympathies personnelles, travail rendu plus compliqué par la diversité des langues et les conditions matérielles d’existence si précaires à Gusen. Je n’insisterai pas pour le moment sur cet aspect de la lutte à Gusen, il fallait cependant l’évoquer ici pour comprendre dans quelle ambiance morale nous allions être obligés de vivre pendant deux ans ; comme je dois également signaler la curieuse opinion qu’avaient de notre comportement les étrangers qui n’étaient jamais venus en France ; pour eux, les Français étaient des êtres qui passaient la moitié de leur temps dans les boites de nuit ou à « faire l’amour » suivant des procédés qui les laissaient curieux et perplexes, les Françaises des femmes avec qui le premier venu pouvait coucher ! Si l’on ajoute qu’ils nous considéraient comme des êtres sales, ne sachant pas se laver, on concevra facilement qu’il était difficile de ne pas s’enfermer dans un nationalisme rigoureux et de tomber dans une misanthropie générale. Pour ma part, j’accuserai plutôt que ces imbéciles qui n’avaient pas suffisamment d’esprit critique, les Français chargés de la propagande en Europe avant la guerre : dans ce domaine, ils auraient pu prendre des leçons chez M. Gœbbels qui savait si bien vanter les qualités de discipline et de « correction » du peuple allemand !
— Un autre écueil que présentait la vie en commun dans le sein même de la colonie française provenait de la composition de celle-ci : d’une part, ceux que les Allemands appelaient les « terroristes », d’autre part les « espions » ; les uns, communistes, appartenant pour la plupart à la classe ouvrière ; les autres, issus le plus souvent de la classe bourgeoise, anciens agents de réseaux ralliés à l’appel du général de Gaulle ; en un mot deux catégories : les communistes et les gaullistes, ceux qu’en 1941 et 1942 les Allemands fusillaient ou déportaient sans distinction. Tels étaient les hommes qui allaient avoir à vivre, souffrir et lutter ensemble, hommes totalement différents par leur forme de pensée et les raisons qui les avaient conduits à la lutte contre un nouveau fléau s’abattant sur le monde, le fascisme, pour d’autres, simplement une lutte contre l’occupant de la patrie ; parmi les premiers, des hommes qui avaient déjà servi en Espagne, dans la Brigade internationale, qui avaient connu l’illégalité dès 1939 ; parmi les autres des jeunes gens qui ne s’étaient souciés que de leurs études jusqu’au jour où ils furent mis devant le fait brutal de l’occupation.
— Un lien commun cependant : le sentiment d’être parmi les premiers à avoir pu prendre nettement position, les premiers aussi à subir les « représailles » allemandes ; tous, communistes ou gaullistes, avions l’étiquette N.N. – Nacht und Nebel – c’est-à-dire Nuit et Brouillard, qui faisait de nous des êtres définitivement retranchés de la société ; jusqu’à la fin ; aucun de nous ne reçut jamais une seule lettre, un seul colis de chez lui : plus rien ne nous rattachait à l’extérieur, si ce n’est le ferme espoir que de cette nouvelle lutte pour la vie nous sortirions en définitive vainqueurs.
— Les Français n’arrivèrent vraiment en masse qu’à la fin 43 et la mi-44, mais de composition infiniment plus variée : certes, il y eut encore parmi eux des combattants de la première heure, des maquisards de
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