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Le petit homme de l'Opéra

Le petit homme de l'Opéra

Titel: Le petit homme de l'Opéra Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Claude Izner
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sentinelles autour de l'Opéra.
    Transi, le petit homme gagna les cabinets d'aisances au-dessus du second entresol, observatoire de choix pour espionner en toute impunité les élèves de l'école de danse. Il emplit un pichet à la, prise d'eau et se calfeutra chez lui.
    Il se lava la figure à la hâte, son visage atteignait à peine le niveau de la cuvette. Il s'habilla en mâchonnant un croûton de pain, puis il ajusta sa cravate. Même sans miroir, il savait qu'il était vêtu avec raffinement, bien que cette élégance ne le fît pas bénéficier d'un centimètre supplémentaire.
    Sa bouche eut une sorte de rictus, accentué par la fine moustache qui ombrait sa lèvre supérieure. Depuis l'incendie de janvier 1894 qui avait ravagé, rue Richer, les réserves des décors de l'Opéra, il redoutait que le feu ne se déclare dans les magasins d'accessoires – cette pensée s'immisçait même dans les interstices de ses rêves –, aussi s'imposait-il au lever une tournée d'inspection. Il arpentait des couloirs, poussait des portes, découvrait des culs-de-sac. Dans la lueur de sa lanterne, il entrevoyait des intérieurs à la Piranèse où se terraient des formes incertaines. Il ressentait une délicieuse inquiétude à s'aventurer au cœur de cet univers fantastique. La lumière animait les orbites d'un Poséidon en plâtre, révélait un torse d'Apollon, des têtes en carton-pâte, des volutes d'acanthe, les bosses d'un chameau empaillé, une forêt peinte en trompe-l’œil, des oriflammes, des sabres, des pistolets.
    Parfois, le petit homme s'attardait face au rouet de Faust ou méditait devant le cor de Roland. Au milieu de ce bric-à-brac entassé après chaque saison musicale se distinguait un mannequin élancé qui, de ses yeux d'encre fendus jusqu'aux tempes, défiait l'érosion du temps. Melchior l'avait institué son double idéal. Cet alter ego était son unique confident.
    — Bonjour, toi ! Une course requiert ma diligence. Ce sinistre abruti de Lambert Pagès m'a chargé de livrer des pralines à l'objet de sa dévotion... Hé ! Tu m'écoutes ?
    Possédé d'une rage subite, il décocha une chiquenaude au bonhomme en osier.
    — Fais un effort, crénom ! Je t'ai déjà parlé d'elle, une pimbêche qui agite les jambes, lève les bras et fait des sauts de carpe, de la chorégraphie à ce qu'elle prétend. Mais si, tu la connais ! Une Russe, Olga Vologda. Elle espère supplanter Rosita Mauri, il y a de quoi se tordre !
    Son irritation s'apaisa.
    — Sois sage, Adonis, le travail me réclame, acheva-t-il en tapotant l'épaule du mannequin. Quand j'en aurai terminé, je foncerai à la Comédie-Française : on y célèbre le quatre-vingt-quinzième anniversaire de la naissance de ce cher Victor Hugo.
    Le petit homme s'était installé en 1877 au palais Garnier, deux ans après son inauguration officielle. Il savait sur le bout des doigts les noms des trente-trois pierres dont se composait l'édifice, le montant précis des dépenses de construction, le dépassement du prix de revient, le nombre de blessés et de morts occasionnés par le chantier, sans compter la liste exhaustive des peintres, sculpteurs, marbriers engagés pour magnifier l’œuvre de Charles Garnier.
    Il s'épuisait en allers-retours du rez-de-chaussée au sixième. Là, au-dessus du bâtiment de l'administration, se perchait son refuge, un ancien débarras troué d'un œil-de-bœuf où se côtoyaient un lit de cuivre, une chaise d'église et un coffre dans lequel le nom Salammbô » s'incrustait en mosaïque jaune. Il y serrait ses biens, ainsi que les trophées prélevés lors de ses incursions nocturnes dans les salles de cours : rubans, dentelles, chaussons et bas dont certains, effilochés, échauffaient ses sens.
    Afin de mettre un terme aux commérages, il avait tenu à légaliser sa présence. Un contrat de location, renouvelable, l'autorisait à occuper ses huit mètres carrés.
    Il accédait à son chez-soi via le boulevard Haussmann, en évitant soigneusement M. Marceau qui régnait sur un salon tapissé de photographies d'artistes. Une casquette plate, une redingote verte à boutons d'amiral, une agressive moustache grise à la Victor-Emmanuel intensifiaient l'apparence rébarbative de cet ex-militaire. Le petit homme l'avait surnommé le Janitor et supportait mal que ce portier exerce une vigilance d'employé d'octroi aux frontières de son domaine. M. Marceau éconduisait les importuns, confisquait les épîtres

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