Le petit homme de l'Opéra
enflammées destinées à une diva ou à un humble page, concédait des passe-droits à ceux qui le gratifiaient d'un pourboire, parlementait avec les chocolatiers et les fleuristes. Le petit homme réglait ses entrées et sorties sur ces palabres, souvent interminables, sans risquer de se faire houspiller par le cerbère qui le harcelait depuis qu'il l'avait surpris en train de bourrer de bonbons les poches d'un rat de l'école de danse.
C'était jour de répétition générale. Le petit homme se sentit soudain de bonne humeur, émoustillé à l'idée qu'on allait bientôt exécuter Coppélia trois soirs de suite. Il grimpa parmi les treuils et les filins, se faufila sur des rampes de bois usées par le frottement des codages. Capitaine de l'imposant navire fourmillant d'ouvriers qui s'échinaient à planter les décors, il flâna entre les colonnes métalliques soutenant le plateau le plus vaste du monde, assez profond pour contenir la Comédie-Française.
Il était un p'tit homme
Qui s'appelait Guilleri
Carabi...
En fredonnant, il sautilla au milieu des cintres, joua à cache-cache avec les contrepoids de cent kilos, subit en ricanant les quolibets des hommes juchés sur les montants, esquiva les trappes inopinément creusées sous ses semelles. Le cou déboîté, il s'abandonna au vertige en sondant les sommets des praticables où les toiles de fond émigraient sans qu'il fût nécessaire de les rouler.
Il ne put résister à la tentation de lorgner la salle par un accroc du rideau.
— Décampe, Guilleri, ou j't'aplatis ! rugit un chef de plateau.
— Crénom de ganache ! glapit le petit homme Il marmonna en prenant ses distances :
— Mon Dieu omnipotent, que ta férule de plomb écrabouille ce polichinelle de saindoux, accorde-moi...
Sa prière fut interrompue par les bondissements de deux ballerines, l'une costumée en Écossaise, l'autre en Espagnole.
— Rastaquouères ! gronda-t-il, d'autant plus irrité qu'il devait délivrer l'offrande de ce crétin de Lambert Pagès à cette impudente ballerine russe.
Après avoir dépassé les bureaux du régisseur de la danse et de celui du chant, il adopta une expression sereine. Sa discrétion, son langage policé, son zèle à rendre service lui avaient forgé une réputation d'homme de confiance qu'il lui fallait préserver. Bien qu'il n'ignorât rien des moqueries dont il était l'objet, il était passé maître dans l'art de dissimuler sa véritable nature, mais en secret il s'identifiait à un fou du roi, car en dépit de sa bouffonnerie le fou est une créature retorse.
Depuis son enfance, on l'avait traité en minus, parce que l'on mesure l'intelligence à l'aune de la stature. Il ravalait sa colère et s'appliquait à inventer de terribles représailles contre les persifleurs. Il leur montrerait qu'il était l'égal d'Alexandre et de Napoléon, deux nabots qui s'étaient taillé un empire.
Il frappa à la première loge en braillant :
— Mademoiselle Vologda ! Un paquet pour vous !
Il perçut des rires étouffés, des raclements de chaise. Un homme en bras de chemise, les cheveux en bataille, entrebâilla la porte et la bloqua du pied. Il avait une trentaine d'années, une silhouette svelte, des traits réguliers. Son charme était accru par sa jovialité.
— Halte-là ! Qui vive ? s'exclama-t-il en feignant de chercher quelqu'un dans le couloir.
— Mademoiselle Vologda... répéta Melchior Chalumeau.
— Hein ! Qui parle ? J'entends mais je ne vois rien.
— C'est moi.
— Qui, moi ? Mais où est-il ? Olga, aide-moi à le trouver.
— Ça suffit, Tony, ordonna une voix de femme. L'homme abaissa son regard et simula la surprise en considérant Melchior Chalumeau de toute sa hauteur.
— Qui donc es-tu, bel étranger ?
Le petit homme frémit mais demeura coi. Il avait appris de bonne heure qu'il est préférable d'opposer une soumission étudiée à la méchanceté d'autrui.
— Arrière, moucheron sans vergogne, la dame n'est pas en état de recevoir.
Le petit homme entrevit Olga Vologda alanguie sur un sofa, à peine couverte d'une camisole. Il tenta de s'insinuer dans la loge, mais l'autre lui barrait le passage.
— Recule, Guilleri !
Le petit homme se délecta de visions vengeresses. Le bellâtre basculait sous les roues d'un camion de laitier ou sombrait dans la fosse d'orchestre. Peut-être se volatilisait-il simplement après avoir bu un philtre ensorcelé. Doté d'un esprit enfantin, Melchior était nourri de situations
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