Le peuple du vent
chevauchait des heures durant et sa cadette s’enfonçait chaque jour davantage dans un morne et triste abattement.
— C’est un travail pour les écuyers, remarqua Mauger.
Depuis un moment déjà, le fils de Muriel était entré dans les écuries, observant Tancrède qui étrillait lui-même sa monture.
— Sans doute, Mauger, mais j’aime ça.
Le destrier hennit de plaisir quand Tancrède, une fois son ouvrage achevé, flatta l’encolure douce et chaude.
— Et comme je n’ai pas d’écuyer...
— Votre maître n’est pas là ?
Tancrède fronça les sourcils, Hugues venait de sortir et Mauger ne pouvait pas ne pas l’avoir vu.
— Vous avez dû le rencontrer, observa-t-il.
— Ah oui, c’est vrai. J’avais oublié. Je l’ai même salué.
Tout en parlant, Mauger croisait et décroisait nerveusement les mains. Ses cheveux étaient sales et emmêlés, son regard vacillait, ses habits couleur de deuil étaient souillés de boue.
— Vous aussi, vous me croyez fou ? fit-il soudain.
— Non.
— Je ne suis pas fou, je suis désespéré, déclara-t-il d’un air grave. Le monde entier aurait pu mourir. Pas elle, pas ma mère.
Comme Tancrède se taisait, il poursuivit :
— Randi pense que je perds la tête. Elle voudrait que je l’aime comme avant tout ça. Vous comprenez, elle me plaisait bien et puis, nous nous connaissons depuis l’enfance, un baiser par ci, un sein nu, un sourire, un regard au détour d’une promenade... Elle est belle et douce et gentille, mais c’était pas de l’amour, ça. L’amour c’est grave.
Tancrède avait remis de la paille fraîche dans les mangeoires. Il se redressa et regarda le fils de Muriel qui le prit familièrement par le bras et l’entraîna vers la sortie.
— Il ne s’est rien passé avec elle et il ne pourra plus rien se passer, continuait le fils de Ranulphe. J’ai essayé de lui expliquer que mon seul amour était mort, mais elle ne veut rien entendre. Pourtant, même ma petite Clotilde a compris. Non, Randi a changé... Peut-être que vous pourriez lui parler, vous ?
Tancrède se demanda si Mauger réalisait à quel point lui-même avait changé. L’autre continuait de sa voix monocorde :
— C’est mon père qui a tué ma mère !
Tancrède sursauta.
— Tué ! Que voulez-vous dire ? Elle n’est pas morte de maladie ?
— Si. Bien sûr. Mais il ne l’a jamais rendue heureuse. Elle en est morte. Elle n’était rien de plus que de la chair pour lui, un corps comme il disait ! Et pourtant au manoir, il n’en manquait pas des corps et de toutes les formes et de tous les âges ! Si vous saviez le nombre de servantes qu’il a culbutées ! Mais ça ne l’empêchait jamais de visiter ma mère. Pas un soir sans qu’il la violente. Des fois, le matin, son corps était couvert de marques. Mais jamais elle ne se plaignait. Jamais ! Je le hais, vous savez.
— Ils étaient mari et femme, Mauger. Vous ne pouvez pas parler ainsi.
— Et pourquoi ? fit l’autre dont la voix grimpa dans les aigus. Pourquoi j’accepterais que ce porc touche à ma mère ? Rien que d’imaginer son corps sur le sien... Elle était belle, la peau si blanche et douce, les seins ronds...
Le jeune homme se tut brusquement. Tancrède, mal à l’aise, essaya de détourner la conversation.
— Le sire d’Aubigny avait l’air de bien connaître votre père.
— D’Aubigny ? répéta Mauger en fronçant les sourcils.
— Oui, vous savez, ces barons normands qui sont venus au château... Mais pardonnez-moi, sans doute n’y avez-vous guère prêté attention ? C’était au moment du décès de votre mère. Trois seigneurs des environs. L’un d’eux, le sire d’Aubigny, disait avoir rencontré votre père au château du sieur de Tancarville.
— Tancarville... répéta Mauger.
Puis, soudain, son regard s’éclaira :
— Ah oui ! Tancarville ! Le nom me disait quelque chose, mais je suis si fatigué parfois. Mon père y a passé les fêtes, l’an dernier.
— Pardon ?
— J’ai dit : mon père y a passé les jours entre la Noël et l’Épiphanie. Je m’en souviens bien, jamais il ne s’absentait aussi longtemps. C’était une époque heureuse, alors. Il allait souvent rendre visite aux Tancarville et ma mère et moi nous retrouvions seuls.
Un sourire d’enfant éclaira le visage creusé de Mauger. Il revivait ces lointains moments de bonheur durant lesquels il avait sa mère pour lui tout seul. Le
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