Le piège de Dante
aller plus vite? Prendre davantage de risques? De quoi était-il coupable, cette fois? Sous la pression du Conseil, Loredan avait dû le sacrifier une nouvelle fois publiquement, se servir de lui comme contrepartie nécessaire au retour du calme. A bien y réfléchir, il avait été naïf de penser que les choses eussent pu tourner autrement. Naïf? Mais avait-il eu seulement le choix d’agir autrement? Non ! Telle était la vérité, la malheureuse vérité. Pietro pouvait comprendre l’évidente contrainte qui pesait sur le Doge; en ces circonstances, la plus élémentaire des politiques était de ne pas s’embarrasser d’hommes comme lui. Quant à la reconnaissance... Pietro avait-il pu espérer la moindre reconnaissance de la part de Venise ? Avait-il vraiment caressé une telle illusion ?
Landretto revint au bout de trois heures.
Il tenait en main un billet signé de la main de Vindicati.
— Les choses se compliquent, mon ami, dit Pietro. Je n’ai qu’un sursis, d’une journée, peut-être deux; mais je me vois déjà en prison. Cela est impossible, Landretto. Arrange-toi pour nous préparer des chevaux. Au pire, nous fuirons cette ville en profitant de ce bref répit.
Il décacheta le billet.
Pietro,
Il ne m’est plus possible d’être vu avec toi autrement qu’en présence d’hommes armés, comme tu l’auras imaginé. Je n’ai pas encore reçu l’ordre formel de te remettre en prison, le Doge est malgré tout embarrassé. Toutefois, je ne t’abandonne pas, mon ami. Nos affaires tournent mal mais je sais ce que tu as fait pour nous. Retrouvons-nous dans la basilique San Marco à compter de minuit, je m’occupe de tout. Ne cherche pas à t’enfuir, ce serait la dernière chose à faire. Je tâcherai de plaider en ta faveur dès que les esprits se seront un peu refroidis. Pour l’heure, il faut te faire oublier, le moment n’est pas opportun. Nous mettrons au point notre stratégie dès ce soir, en particulier vis-à-vis d’Octavio. Tout espoir n’est pas perdu. J’ai revu le sénateur Campioni : tu sais que je m’en méfie encore, mais il dit rassembler les siens comme il peut et affirme qu’il se rangera à ta défense lorsque le temps sera venu. Gardons courage. Et il faut que je te dise quelque chose : j’ai obtenu, grâce à Campioni, de nouvelles informations.
E.V.
L'Orchidée Noire releva les yeux, fronça les sourcils.
Il ouvrit la porte; trois hommes armés s’y trouvaient, quatre autres au pied de la maison. Il se tourna de nouveau vers son valet.
— Ecoute-moi, Landretto. Il me faut sortir ce soir. Je dois rencontrer Vindicati, peut-être pour la dernière fois. Je dois le convaincre à tout prix de mettre Anna Santamaria à l’abri. C'est maintenant ma seule priorité. Si jamais les choses ne se passent pas comme je le souhaite, j’irai moi-même la chercher, et nous partirons. Prévois un cheval pour elle, à tout hasard, et tiens-toi prêt. Landretto, mon ami : je compte sur toi pour occuper les petits soldats qui sont à nos portes. Je passerai par la fenêtre et les toits, et serai revenu avant l’aube...
Il soupira :
— Enfin, je l’espère.
CHANT XV
Le Styx
LE PROBLÈME DU MAL
Par Andreas Vicario, membre du Grand Conseil
L'inspiration du Mal, chap. XVII
On aurait tort de penser que le Mal est le perpétuel fruit d’une intention mauvaise ; le plus grand se réclame souvent de la plus noble cause. Il a pour nom l’Utopie, il procède de la plus pure des inspirations et son parcours est jonché de cadavres. Le Mal ne saurait disparaître qu’avec la race humaine : il est l’expression dénaturée du Rêve que tout un chacun porte en lui, et des moyens de parvenir à ce rêve. Cela me conduit à me poser cette question, vertigineuse s’il en est : si le Mal, comme je le prétends, est la cellule de l’homme et de ses rêves brisés, et que dans le même temps sa source dépasse l’homme lui-même, il est possible que son incarnation ultime en Lucifer soit elle aussi le produit d’un rêve. Le rêve de Dieu. Le songe maudit, le cauchemar du Tout-Puissant, dont la Création renia l’immaculée perfection, dans le moment même où elle jaillit du Rien, pour se perdre à tout jamais dans le fleuve chaotique de l’Histoire.
La diversion préparée par un Landretto simulant l’ivresse et le tapage nocturne avait suffi à dissiper l’attention des gardes, le temps que Pietro se faufile sur les toits. Il était devenu coutumier de ce genre
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