Le piège de Dante
même où les vers de Dante revenaient à sa mémoire avec une vivacité et une acuité insoupçonnées. Il n’avait eu de cesse de les lire et de les relire, dans l’espoir d’y découvrir un indice qui eût pu lui permettre d’anticiper les prochains agissements d’ il Diavolo .
Il va dans le marais qui a nom Styx
Le sinistre ruisseau, quand il arrive
Au pied des affreuses berges grises.
Et moi qui regardais très fixement,
Je vis des gens boueux dans ce marais,
Tous nus, et à l’aspect meurtri.
Ils se frappaient, mais non avec la main;
Avec la tête, avec la poitrine et avec les pieds,
Tranchant leur corps par bribes, avec les dents.
Le bon maître dit : « Fils, tu vois maintenant
Les âmes de ceux que la colère vainquit... »
Le Cinquième Cercle, les Coléreux, mangeurs de boue au milieu du Fleuve noir. Le Fleuve de sang... Pietro s’approcha de l’un des tableaux du peintre français, au plus près des banderoles de l’exposition, qui pendaient du plafond. Des sujets d’inspiration religieuse , avait dit Emilio au sujet des oeuvres de Dampierre. De toute beauté... Pietro avança lentement les doigts vers l’une des toiles; il s’aperçut que sa main tremblait. Il eut rapidement la confirmation de ce qu’il avait craint et recula de quelques pas.
Son pouce et son index étaient imprégnés d’une substance rouge et visqueuse.
Du sang.
Il recula encore, se tourna vers le centre de la basilique, considérant d’un seul regard cette affreuse perspective qui venait de se dessiner à sa consience ; car chacune des toiles était maculée de sang frais, bariolée, défigurée de sombres traînées, qu’accompagnaient parfois des remugles insensés, des morceaux de chair collés à même les peintures ! Le Styx... Des toiles de sang! Il avança au milieu du Fleuve, dégainant d’une main un pistolet et tirant de l’autre son épée du fourreau. Il avançait en direction de l’autel et les deux formes qu’il avait aperçues se faisaient plus précises. Il comprit bientôt la nature de ce nouveau « chef-d’oeuvre » préparé par il Diavolo .
Un homme, presque nu, se trouvait attaché devant l’autel. Fichés dans ce qui restait de ses vêtements – ou peut-être dans sa chair, à en juger par le sang qui le maculait –, quatre crochets, reliés à des cordes, étaient tendus depuis ses épaules et ses jambes jusqu’aux extrémités supérieures et inférieures des piliers qui encadraient la nef. Devant la victime ainsi écartelée, affalée sur une vulgaire chaise de bois, le menton tombant sur la poitrine, avait coulé une boue noirâtre. L'homme semblait cracher de cette même boue, comme une triste fontaine. Pietro s’aperçut qu’il était encore vivant. Il vit des yeux chavirants, une tête roulant un moment de droite et de gauche, implorant son aide avant de rendre l’âme. Mais soudain, la respiration, rauque et brisée, se tut définitivement. Il y eut un souffle, un long souffle d’agonie, comme un chuintement allant se perdre dans le silence de la basilique... Puis, plus rien. Pietro reconnut alors le visage de celui que l’on avait disposé d’une façon si affreuse. Il resta un instant tétanisé, ses mains tremblèrent. Il n’en crut pas ses yeux.
— Emilio..., lâcha-t-il dans un souffle.
Oui, c’était bien lui : Emilio Vindicati, porte-drapeau du Conseil des Dix.
Le coeur de Pietro se serra.
Alors, une voix éclata à l’intérieur de San Marco. Elle fit à Pietro l’effet du tonnerre ; elle semblait venir de partout à la fois, entre ces piliers imposants, au milieu de ces statues, de cette débauche de mosaïques; elle rebondissait à droite, à gauche.
— Ainsi devait périr celui que la Colère vainquit, Viravolta. Bienvenue à vous.
Pietro plissa les yeux. Derrière la victime, triste épouvantail noir, se trouvait l’Ombre encapuchonnée, il Diavolo lui-même, tel qu’il l’avait déjà vu lors de son intrusion à la cérémonie secrète de la villa Mora. Debout, hiératique, figé dans une posture d’une solennité pleine d’emphase et de folie, il paraissait présider à ce nouveau spectacle.
— Je voulais, mon cher, que vous puissiez contempler ce tableau avant de rejeter le corps de votre ami dans la lagune. Emilio Vindicati achèvera sa course dans un autre fleuve, et c’est avec la fange d’où il est issu qu’il se mélangera enfin pour toujours. Il est temps que vous compreniez de quelle manière finissent ceux qui me
Weitere Kostenlose Bücher