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Le piège de Dante

Le piège de Dante

Titel: Le piège de Dante Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arnaud Delalande
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elles lissaient leur robe, ouvraient leur éventail d’un coup de poignet. Les courtisanes du plus haut lignage se mêlaient aux filles de joie dans une extrême confusion. Le Catalogo di tutte le principal e più onorate cortigiane di Venezia et le traité La tariffa delle puttane di Venezia , accompagnés de considérations techniques sur les talents de ces maîtresses d’un soir, circulaient de nouveau sous le manteau.
    Les hommes, eux, portaient le masque blanc du fantôme, le larva surmonté d’un tricorne, et la bauta qui couvrait l’ensemble de leur corps ; cape noire ou tabarro, pour les plus classiques, auprès desquels voisinaient des milliers de personnages échappés des contes, des théâtres et de la lune. Tracagnin, Arlequin, Pantalon, le Docteur, Pulcinella, bien sûr, les habituels, les éternels ; mais aussi, des Diables armés de vessies, des Maures juchés sur des ânes ou des chevaux de pacotille, des Turcs tirant sur leur pipe, de faux officiers français, allemands, espagnols, et toute la cohorte des pâtissiers, ramoneurs, fleuristes, charbonniers, frioulans... Charlatans, vendeurs de potions promettant la vie éternelle ou le retour de l’être aimé, mendiants, gueux et paysans sans le sou venus de Terre Ferme, aveugles et paralytiques dont on ne savait si leur infirmité était réalité ou mensonge : tous se répandaient dans la ville. Les cafés, et de nombreuses tentes montées pour la circonstance, alignaient des pancartes invitant le badaud à découvrir des « Monstres », nains, géants, femmes à trois têtes, auprès desquels on commençait de se bousculer.
    Le moment était venu, celui de toutes les euphories, de toutes les libérations, celui où le vulgaire pouvait s’imaginer roi du monde, où la noblesse jouait à la canaille, où l’univers, soudain, était sens dessus dessous, où s’inversaient et s’échangeaient les conditions, où l’on marchait sur la tête, où toutes les licences, tous les excès étaient permis. Les gondoliers, en grande livrée, promenaient leurs nobles par les canaux. La ville s’était parée d’innombrables arcs de triomphe. Çà et là, on jouait à la pelote, à la meneghella , en misant quelques sous qui venaient tinter dans des assiettes ; ou bien on éparpillait des pièces au hasard dans des sacs de farine où l’on venait plonger sa main, chacun espérant récupérer davantage que sa mise. Des milliers de beignets et de soles frites étaient apprêtés sur les étals des marchands. Les pêcheurs de Chioggia interpellaient la foule depuis leur tartane. Une mère donnait une claque à sa fille, qu’un jeune soupirant serrait d’un peu trop près. Des fripiers avançaient en plantant devant leurs tables des brouettes chargées de vêtements, avant d’appâter le chaland. Sur les campi , des mannequins d’étoupe dégorgeaient de friandises et de fruits secs. Une volée de frombolatori , lurons masqués écumant les sextiers, jetaient des oeufs pourris sur le costume des belles ou des vieilles femmes accoudées au balcon de leur villa, avant de s’enfuir dans des rires. Les jeux les plus grotesques fleurissaient d’un bout à l’autre des quartiers de Venise : un chien volait à une corde, des hommes s’élançaient jusqu’au faîte de mâts de cocagne pour y décrocher un saucisson ou une fiole d’alcool, d’autres plongeaient dans des baquets à l’eau saumâtre pour tenter d’y saisir une anguille avec les dents. Sur la Piazetta , une machine de bois en forme de gâteau crémeux alléchait les gourmands; des attroupements se formaient autour des danseurs de corde, des scènes de comédie improvisées, des théâtres de marionnettes. Montés sur des tabourets, l’index levé vers d’absentes étoiles, des astronomes de bazar péroraient sur la proche Apocalypse. On s’exclamait, on s’esclaffait, on s’étouffait de rire en renversant sa glace ou sa pâtisserie sur les pavés, on goûtait la joie et la douceur de vivre.
    Alors, celle que l’on surnommait la Dame de Coeur sortit de l’ombre. Postée jusque-là sous les arcades, elle avança de quelques pas en ouvrant son éventail. Ses longs cils se plissèrent derrière son masque. Les lèvres rouges de sa bouche s’arrondirent. Elle laissa tomber son mouchoir à ses pieds tout en ajustant le pli de sa robe. Elle se baissa pour le ramasser et envoya un regard à un autre agent, posté plus loin, à l’angle de la Piazetta , pour vérifier qu’il avait

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