Le piège de Dante
avant de l’acheminer à l’église San Giovanni e Paolo, au coeur de la sépulture de ses prédécesseurs. On verrait, dans la procession, l’assemblée des nobles en robe rouge, ralliés à l’Etat renaissant, le chapitre de Saint-Marc et les musiciens de la Chapelle royale, les représentants des Scuole Grandi , le clergé séculier et régulier, les corporations de l’Arsenal, les trois Avogador di comun , procureurs de l’Etat, les pensionnaires des quatre grands operaldi , les notaires et secrétaires de la Chancellerie ducale, et leur chef, le Grand Chancelier. Et à la tête du cortège se tiendrait il Diavolo lui-même, le seul rempart, le seul dépositaire du pouvoir capable de défendre la Sérénissime et de restaurer l’ancienne primauté impériale, celle de la reine des mers.
Mais allons ! Il Diavolo était attendu.
L'échiquier était en place. Les choses s’accéléraient.
Les Forces du Mal se réunissaient pour porter enfin le coup de grâce à la vieille République.
Sous le dôme étonnant de la salle d’apparat de la villa Morsini, à Marghera, Eckhart von Maarken et son allié achevaient leurs préparatifs. Ils avaient choisi de situer leur nouveau quartier général en Terre Ferme, sur les bords de la Brenta, pour rassembler leurs forces. Réunis sous les circonvolutions nuageuses de ce dôme baroque, les Oiseaux de feu se préparaient à l'assaut. L'oeil orgueilleux d’un dieu antique semblait crever ce ciel de peinture pour dénombrer ses enfants égarés. De part et d’autre de la pièce, vaste et ovale, de grands miroirs reflétaient à l’infini les formes encapuchonnées qui se pressaient sur ce parterre. La nuit était tombée et de grands lustres inondaient de lumière l’estrade montée pour l’occasion, recouverte d’un tapis rouge sang.
Le recrutement des Oiseaux de feu avait été un travail long et difficile. Cette armée hétéroclite reposait sur une organisation des plus insolites. Agrégat improbable de motivations souvent disparates, voire contraires, elle tenait de l’architecture du chaos – mercenaires attirés par l’appât du gain, fonctionnaires corrompus, nobles et intrigants las de la léthargie des institutions, gens de peu et de misère, sans oublier les renforts de von Maarken. Celui-ci avait mis à sa solde deux bataillons autrichiens, composés de sa garde personnelle embarquée sur les galères au large du canal d’Otrante, ou d’une soldatesque de métier que le renégat avait patiemment détournée des vues officielles de la Couronne autrichienne. Les déçus de la guerre de succession impériale avaient abondamment alimenté les frustrations et, du même coup, permis à von Maarken de grossir ses rangs. En réalité, les Vénitiens décadents ne représentaient qu’une moitié des troupes secrètement mobilisées. Hongrois, Bohémiens, et même quelques Prussiens, s’étaient associés à l’opération : par un adroit tour de passe-passe, von Maarken était parvenu à faire entendre à Frédéric de Prusse l’intérêt qu’il aurait à avoir un allié définitif à la tête de la Sérénissime. Jeu dangereux, car le duc autrichien, en cas de succès, comptait bien déposer aux pieds de l’impératrice Marie-Thérèse l’hommage de sa victoire et retrouver par là les faveurs de son gouvernement; mais Frédéric et Marie-Thérèse étaient de farouches adversaires, et la Silésie n’était pas le moindre de leurs sujets de discorde. Von Maarken jouait double jeu, mais il était coutumier de ce genre de manoeuvres. En cela, lui-même se sentait tout à fait le tempérament vénitien...
C'était par un tour bien singulier que le projet de von Maarken avait commencé de germer dans son esprit. Prendre Venise d’assaut ! Voilà qui semblait plus qu’audacieux : de la pure folie. Sans nul doute, la chose eût été tout à fait impensable quelques décennies plus tôt, et elle le paraissait aujourd’hui encore, pour quiconque continuait de croire à l’apparente suprématie de la Sérénissime. Mais il avait suffi de gratter le vernis pour que von Maarken ait la confirmation de ce que tout le monde savait : la République languissante se contemplait sans réagir dans le miroir de son déclin; la noblesse se cherchait, les administrations bâillaient, les marchands étaient prêts à entendre la voix d’un nouveau maître. D’autres Empires étaient tombés bien avant Venise. Adieu, Empire! Venezia n’était déjà plus
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