Le piège de Dante
qu’une ville . Et prendre une ville n’avait rien que de très commun. Les lambris ne pouvaient suffire à dissuader von Maarken de tenter sa téméraire entreprise : au contraire, cela l’excitait. Il s’était pris à considérer la question avec le plus grand sérieux. A mesure qu’il ralliait à sa secrète bannière des partisans de toutes conditions, usant de pratiques aussi vieilles que celles en usage dans les corporations et la franc-maçonnerie, son rêve avait commencé à prendre corps. Il s’était mis à réfléchir plus sérieusement, en quête d’un véritable plan de bataille, et avait déterminé assez vite le moment propice au déclenchement de ses feux : si une attaque quelconque devait être menée, elle aurait lieu durant les fêtes de l’Ascension, au beau milieu du Carnaval. Une trêve par excellence, une parenthèse durant laquelle les autorités de la ville, dispersées parmi les foules masquées, débordées par l’extravagance de la population, hésitaient elles-mêmes à se mêler aux agapes. Les postes névralgiques seraient alors dégarnis – voire désertés. A cette pensée, le duc rebelle souriait. Venise valait bien une guerre et, une fois conquise, l’Adriatique, la Méditerranée s’ouvriraient à lui. Une manière de rédemption finale auprès de Marie-Thérèse. Et jamais plus il ne serait traité comme un paria, un hérétique parmi les siens.
Mais ce qui, dans la genèse de son plan, avait fait toute la différence entre le voeu pieux et la mise en oeuvre de ses désirs, était la nature des complicités qu’il avait trouvées au coeur même des institutions de la République. Voilà qui avait achevé de le convaincre de la possibilité d’une telle opération. Von Maarken n’ignorait pas que l’art de la combinazione faisait aussi partie de l’âme italienne. Il avait su en jouer avec virtuosité. Ses alliés institutionnels et locaux restaient, toutefois, une arme à double tranchant. Il fallait reconnaître qu’ il Diavolo , la Chimère, avait semé la panique dans les rangs de la Sérénissime avec un talent consommé. Quant à ses homicides programmés, ils répondaient tous à une stricte nécessité. Rien n’avait été mené au hasard. Ils avaient, ainsi , été contraints de se débarrasser successivement de Torretone, du prêtre de San Giorgio ou encore du verrier Spadetti – sans parler de celui qui, à ce jour, constituait le plus beau des trophées : le redoutable Emilio Vindicati, puissant maître d’ouvrage du Conseil des Dix ! Von Maarken se retint de rire à cette idée. Quant à Luciana Saliestri, habituée à recevoir sur l’oreiller les confidences de toute la terre, elle avait aussi constitué un réel danger. Mais un danger prévisible. A un stade où la préparation de l’assaut était encore incertaine, ils n’avaient pu admettre de prendre le moindre risque. Von Maarken avait été saisi de la lucidité d’ il Diavolo qui, avant même leur première entrevue dans la villa de Canareggio, avait commencé à aligner ses pions et, sachant qu’il faudrait inévitablement se débarrasser de quelques gêneurs, s’était évertué à tisser son plan de frappes cadencées, avec pour argument ce clin d’oeil obscène au plus grand poète italien ayant jamais vécu. Eckhart voulait bien entendre qu’à l’origine, seule la nécessité impérieuse de garder secrets le coeur de la conspiration et l’identité de ses auteurs avait guidé la main de la Chimère : par la vertu de ses tableaux dantesques et ésotériques, elle s’était employée à égarer l’adversaire. De fait, Viravolta aussi bien que Ricardo Pavi continuaient de s’embourber. De la même façon, la préparation du Panoptique et les détournements de l’Arsenal avaient représenté un véritable tour de force. Il Diavolo était un artiste, en quelque sorte. Mais c’était cela qui gênait von Maarken. Quel besoin avait-il eu de tant de mise en scène? Le spectacle avait fini par se retourner contre eux. Ils en faisaient trop, péchaient par orgueil. Semer de fausses pistes était une chose; attirer démesurément l’attention en était une autre. Il Diavolo était un joueur. Viravolta aussi, qui s’était retouvé assez vite sur la piste, non pas de l’acte d’un fou isolé, comme on aurait pu le penser – et comme il Diavolo s’était un temps amusé à le faire croire – mais bien d’un groupe d’intérêts. Il avait compris sans trop de mal
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