Le Prince
qu'il fut
suivi par les anciens. De nos jours, cependant, nous avons vu
Niccolo Vitelli démolir deux forteresses à Città di Castello, afin
de se maintenir en possession de ce pays. Pareillement, le duc
d'Urbin Guido Ubaldo, rentré dans son duché, d'où il avait été
expulsé par César Borgia, détruisit jusqu'aux fondements toutes les
citadelles qui s'y trouvaient, pensant qu'au moyen de cette mesure
il risquerait moins d'être dépouillé une seconde fois. Enfin les
Bentivogli, rétablis dans Bologne, en usèrent de même. Les
forteresses sont donc utiles ou non, selon les circonstances, et
même, si elles servent dans un temps, elles nuisent dans un autre.
Sur quoi voici ce qu'on peut dire.
Le prince qui a plus de peur de ses sujets que
des étrangers doit construire des forteresses ; mais il ne
doit point en avoir s'il craint plus les étrangers que ses
sujets : le château de Milan, construit par Francesco Sforza,
a plus fait de tort à la maison de ce prince qu'aucun désordre
survenu dans ses États. La meilleure forteresse qu'un prince puisse
avoir est l'affection de ses peuples - s'il est haï, toutes les
forteresses qu'il pourra avoir ne le sauveront pas ; car si
ses peuples prennent une fois les armes, ils trouveront toujours
des étrangers pour les soutenir.
De notre temps, nous n'avons vu que la
comtesse de Forli tirer avantage d'une forteresse, où, après le
meurtre de son mari, le comte de Girolamo, elle put trouver un
refuge contre le soulèvement du peuple, et attendre qu'on lui eût
envoyé de Milan le secours au moyen duquel elle reprit ses États.
Mais, pour lors, les circonstances étaient telles, qu'aucun
étranger ne put soutenir le peuple. D'ailleurs, cette même
forteresse lui fut peu utile dans la suite, lorsqu'elle fut
attaquée par César Borgia, et que le peuple, qui la détestait, put
se joindre à cet ennemi. Dans cette dernière occasion, comme dans
la première, il lui eût beaucoup mieux valu de n'être point haïe
que d'avoir des forteresses.
D'après tout cela, j'approuve également ceux
qui construiront des forteresses et ceux qui n'en construiront
point ; mais je blâmerai toujours quiconque, comptant sur
cette défense, ne craindra point d'encourir la haine des
peuples.
Chapitre 21 Comment doit se conduire un prince pour acquérir de la
réputation
Faire de grandes entreprises, donner par ses
actions de rares exemples, c'est ce qui illustre le plus un prince.
Nous pouvons, de notre temps, citer comme un prince ainsi illustré
Ferdinand d'Aragon, actuellement roi d'Espagne, et qu'on peut
appeler en quelque sorte un prince nouveau, parce que, n'étant
d'abord qu'un roi bien peu puissant, la renommée et la gloire en
ont fait le premier roi de la chrétienté.
Si l'on examine ses actions, on les trouvera
toutes empreintes d'un caractère de grandeur, et quelques-unes
paraîtront même sortir de la route ordinaire. Dès le commencement
de son règne, il attaqua le royaume de Grenade ; et cette
entreprise devint la base de sa grandeur. D'abord il la fit étant
en pleine paix avec tous les autres États, et sans crainte, par
conséquent, d'aucune diversion : elle lui fournit d'ailleurs
le moyen d'occuper l'ambition des grands de la Castille, qui,
entièrement absorbés dans cette guerre, ne pensèrent point à
innover ; tandis que lui, de son côté, acquérait sur eux, par
sa renommée, un ascendant dont ils ne s'aperçurent pas. De plus,
l'argent que l'Église lui fournit et celui qu'il leva sur les
peuples le mirent en état d'entretenir des armées qui, formées par
cette longue suite de guerres, le firent tant respecter par la
suite. Après cette entreprise, et se couvrant toujours du manteau
de la religion pour en venir à de plus grandes, il s'appliqua avec
une pieuse cruauté à persécuter les Maures et à en purger son
royaume : exemple admirable, et qu'on ne saurait trop méditer.
Enfin, sous ce même prétexte de la religion, il attaqua
l'Afrique ; puis il porta ses armes dans l'Italie ; et,
en dernier lieu, il fit la guerre à la France : de sorte qu'il
ne cessa de former et d'exécuter de grands desseins, tenant
toujours les esprits de ses sujets dans l'admiration et dans
l'attente des événements. Toutes ces actions, au surplus, se
succédèrent et furent liées les unes aux autres, de telle manière
qu'elles ne laissaient ni le temps de respirer, ni le moyen d'en
interrompre le cours.
Ce qui peut servir encore à illustrer un
prince, c'est
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