Le Prince
pareillement déterminé par la nécessité,
demeure sans excuse. Ainsi Louis XII avait fait cinq fautes en
Italie : il y avait ruiné les faibles, il y avait augmenté la
puissance d'un puissant, il y avait introduit un prince étranger
très puissant, il n'était point venu y demeurer, et n'y avait pas
envoyé des colonies.
Cependant, tant qu'il vécut, ces cinq fautes
auraient pu ne pas lui devenir funestes, s'il n'en eût commis une
sixième, celle de vouloir dépouiller les Vénitiens de leurs États.
En effet, il eût été bon et nécessaire de les affaiblir, si
d'ailleurs il n'avait pas agrandi l'Église et appelé l'Espagne en
Italie ; mais ayant fait l'un et l'autre, il ne devait jamais
consentir à leur ruine, parce que, tant qu'ils seraient restés
puissants, ils auraient empêché les ennemis du roi d'attaquer la
Lombardie. En effet, d'une part, ils n'y auraient consenti qu'à
condition de devenir les maîtres de ce pays ; de l'autre,
personne n'aurait voulu l'enlever à la France pour le leur
donner ; et enfin il eût paru trop dangereux d'attaquer les
Français et les Vénitiens réunis.
Si l'on me disait que Louis n'avait abandonné
la Romagne au pape Alexandre, et partagé le royaume de Naples avec
l'Espagne, que pour éviter la guerre, je répondrais ce que j'ai
déjà dit, qu'il ne faut jamais, pour un pareil motif, laisser
subsister un désordre ; car on n'évite point la guerre, on ne
fait que la retarder à son propre désavantage.
Si l'on alléguait encore la promesse que le
roi avait faite au pape de conquérir cette province pour lui, afin
d'en obtenir la dissolution de son mariage et le chapeau de
cardinal pour l'archevêque de Rouen (appelé ensuite le cardinal
d'Amboise), je répondrais par ce qui sera dit dans la suite,
touchant les promesses des princes, et la manière dont ils doivent
les garder.
Louis XII a donc perdu la Lombardie pour ne
s'être conformé à aucune des règles que suivent tous ceux qui,
ayant acquis un État, veulent le conserver. Il n'y a là aucun
miracle ; c'est une chose toute simple et toute naturelle.
Je me trouvais à Nantes à l'époque où le
Valentinois (c'est ainsi qu'on appelait alors César Borgia, fils du
pape Alexandre VI) se rendait maître de la Romagne ; le
cardinal d'Amboise, avec lequel je m'entretenais de cet événement,
m'ayant dit que les Italiens ne comprenaient rien aux affaires de
guerre, je lui répondis que les Français n'entendaient rien aux
affaires d'État, parce que, s'ils y avaient compris quelque chose,
ils n'auraient pas laissé l'Église s'agrandir à ce point.
L'expérience, en effet, a fait voir que la grandeur de l'Église et
celle de l'Espagne en Italie ont été l'ouvrage de la France, et
ensuite la cause de sa ruine dans cette contrée. De là aussi on
peut tirer cette règle générale qui trompe rarement, si même elle
trompe jamais : c'est que le prince qui en rend un autre
puissant travaille à sa propre ruine ; car cette puissance est
produite ou par l'adresse ou par la force : or l'une et
l'autre de ces deux causes rendent quiconque les emploie suspect à
celui pour qui elles sont employées.
Chapitre 4 Pourquoi les États de Darius, conquis par Alexandre, ne se
révoltèrent point contre les successeurs du conquérant après sa
mort
Lorsque l'on considère combien il est
difficile de conserver un État nouvellement conquis, on peut
s'étonner de ce qui se passa après la mort d'Alexandre le Grand. Ce
prince s'était rendu maître en peu d'années de toute l'Asie, et
mourut presque aussitôt. Il était probable que l'empire profiterait
de son trépas pour se révolter ; néanmoins ses successeurs s'y
maintinrent, et ils n'éprouvèrent d'autre difficulté que celle qui
naquit entre eux de leur propre ambition.
Je répondrais à cela que toutes les
principautés que l'on connaît, et dont il est resté quelque
souvenir, sont gouvernées de deux manières différentes : ou
par un prince et des esclaves, qui ne l'aident à gouverner, comme
ministres, que par une grâce et une concession qu'il veut bien leur
faire ; ou par un prince et des barons, qui tiennent leur rang
non de la faveur du souverain, mais de l'ancienneté de leur
race ; qui ont des États et des sujets qui leur appartiennent
et les reconnaissent pour seigneurs, et qui ont pour eux une
affection naturelle.
Dans les principautés gouvernées par un prince
et par des esclaves, le prince possède une bien plus grande
autorité, puisque,
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