Le prix de l'hérésie
évité d’assister aux spectacles des
bûchers. J’avais douze ans et mon père, soldat de profession et homme aux
sincères convictions orthodoxes, m’avait emmené à Rome assister à une exécution
publique pour mon édification et mon instruction. Au Campo dei Fiori, nous nous
étions assurés un bon point de vue, à l’arrière de la foule qui se pressait, et
j’avais été surpris par le nombre de personnes venues profiter de l’événement
comme s’il s’était agi d’un combat de chiens ou d’une foire : colporteurs
de pamphlets, moines mendiants, hommes et femmes vendant des pains, des gâteaux
ou du poisson frit sur des plateaux suspendus au cou. Je n’étais pas non plus
préparé à la cruauté du peuple, qui abreuva le prisonnier d’injures, lui cracha
à la figure et lui jeta des pierres quand il s’avança sans un mot vers le
piquet, tête basse. Je me demandais s’il gardait le silence par résignation ou
par dignité, mais mon père m’apprit que sa langue était transpercée d’une
pointe en acier afin qu’il n’essaie pas de convertir les spectateurs en
répétant ses épouvantables hérésies depuis le bûcher.
Quand il fut attaché, on entassa autour de lui des fagots,
de sorte qu’il fut presque caché à la vue. Lorsque la torche embrasa le petit
bois en produisant des flammes intenses, un crépitement presque divin se fit
entendre. Mon père hocha la tête d’un air approbateur. Parfois,
m’expliqua-t-il, quand les autorités se sentaient d’humeur clémente, elles
faisaient mettre du bois vert dans le bûcher. Ainsi, le condamné mourait de
suffocation avant de souffrir réellement la morsure des flammes. Mais pour les
hérétiques les plus corrompus, sorciers, envoûteurs, blasphémateurs,
luthériens, benandanti, elles faisaient en sorte que le bois fût aussi
sec que les pentes du mont Cicala en été. Alors la chaleur des flammes léchait
le coupable jusqu’à son dernier souffle et il finissait par implorer Dieu,
sincèrement repentant.
Je n’avais pas envie de voir les flammes dévorer le visage
de cet homme, mais mon père, fermement planté à côté de moi, regardait sans
ciller, comme si observer les souffrances de ce pauvre hère faisait partie
intégrante de son propre devoir envers Dieu, et je ne voulais pas sembler moins
viril ou moins dévot que lui. J’entendis les cris dénaturés qui s’échappèrent
de la bouche mutilée de l’homme lorsque ses yeux éclatèrent, le grésillement et
les craquements de sa peau qui se détachait en se flétrissant tandis que la
pulpe gorgée de sang fondait sous les flammes, je sentis l’effroyable odeur de
chair calcinée qui me rappelait celle du sanglier qu’on rôtissait toujours
au-dessus d’une fosse les jours de fête, à Nola. D’ailleurs, les acclamations
de la foule, son exultation lorsque l’hérétique expira finalement, ne
ressemblaient à rien tant qu’à ses manifestations en l’honneur d’un saint ou
d’un jour férié. Sur le chemin du retour, je demandai à mon père pourquoi cet
homme était mort de si horrible façon. Avait-il tué quelqu’un ? Mon père
me répondit qu’il était hérétique. Je le pressai de m’expliquer ce qu’était un
hérétique, et il me raconta que cet homme avait défié l’autorité du pape en
niant l’existence du Purgatoire. Ainsi appris-je qu’en Italie les mots et les
idées étaient aussi dangereux que les épées et les flèches, et qu’un philosophe
ou un savant, pour s’exprimer librement, avait besoin d’autant de courage qu’un
soldat.
Quelque part dans le bâtiment du dortoir, j’entendis une
porte claquer violemment.
« Ils viennent, murmurai-je, en proie à la panique. Où
diable est ma cape ?
— Tiens. »
Il me tendit la sienne et prit le temps de l’enfiler sur mes
épaules.
« Et prends ça. »
Il me glissa dans la main un fourreau contenant une petite
dague dont le manche était en os. Je posai sur lui un regard surpris.
« C’était un cadeau de mon père, murmura-t-il. Là où tu
vas, tu en auras davantage besoin que moi. Et maintenant, sbrigati. Dépêche-toi. »
La fenêtre de notre cellule était juste assez large pour que
je me hisse sur le rebord, une jambe après l’autre. Nous étions au premier
étage du bâtiment. Environ deux mètres plus bas, le toit en pente des latrines
des frères lais dépassait suffisamment pour que je m’y laisse tomber. De là, je
pourrais me couler le long d’un
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