Le règne du chaos
comme il se fait appeler, la mine fantasque et un perpétuel sourire sous sa tignasse, s’occupe à présent de moi. Il m’apporte mes repas et tout ce dont j’ai besoin. Il se promène même avec moi au milieu des pierres tombales détériorées et des croix délabrées par le temps. Simon aime montrer les tombes des frères en énumérant leurs petits péchés, leurs vertus et leurs talents. Il m’interroge sur mes écrits. Comment puis-je décrire à cette âme si simple l’enfer que j’ai traversé ? Le choc des armes et le silence des intrigues malveillantes de la cour d’Isabelle ? Les assassins abjects, encapuchonnés et masqués qui, la dague scintillante, se faufilaient dans l’ombre ? Ou les coupes de vin remplies jusqu’à leur bord incrusté de pierreries, enduit avec soin du plus violent des poisons ? Les champs de bataille, comme celui de Bannockburn, où la chevalerie d’Angleterre, dans toutes les couleurs de ses blasons, gisait, telle une tapisserie, sur le sol qui n’était plus qu’une houleuse mer de sang ? Le château de Leeds, pris d’assaut et saccagé, ses défenseurs dansant contre les murailles alors que les nœuds coulants se resserraient autour de leur gorge ? Lord Badlesmere, pendu et écartelé, ses restes encore chauds mis à bouillir puis plongés dans la saumure avant de les exposer comme des morceaux de viande en haut des portes de Cantorbéry ? Et ces autres secrets renfermés dans le coffre de ma mémoire, bouclé, verrouillé et cadenassé ?
Il est étrange, ce Simon du Pilori ! À la dernière Chandeleur, après laudes, c’est lui qui m’a soufflé l’idée de demander au frère gardien l’autorisation de peindre une fresque sur le triste mur de plâtre du couloir voûté devant ma cellule. Je suis maîtresse en médecine, aussi experte qu’un praticien cum laude 1 des universités de Montpellier ou de Salerne. J’ai reçu de bonnes bases en médecine, entraînée et rompue à la discipline sous la férule de mon oncle Réginald, médecin général de l’ordre du Temple avant que Philippe, roi de France, ce prince de l’Enfer, attaque et dissolve l’ordre dans un bain de sang. Je suis aussi peintre et ai le sens des couleurs tout en manquant du talent que moi, comme d’autres peut-être, j’aimerais avoir. Les fresques, les panneaux peints et les murs décorés me fascinent. Je me souviens de la grand-salle à La Hure du sanglier, dans King’s Street, à Westminster, où nous avons fait halte quand les gardes royaux m’ont conduite à Grey Friars. Le mélange de plomb et d’huile rutilait sur les murs de la taverne décorés de motifs dorés obtenus grâce à une douzaine de pochoirs et à de la poussière d’or. Le tavernier m’expliqua tout pendant que je sirotais un pichet de bière et tentais d’ignorer le grossier bavardage de mon escorte, les hommes d’Édouard, une bande de chevaliers de sa maison enclins à la lubricité ; ils étaient plus chauds que conils au printemps. Des peintures comme celles de la taverne absorbent mon attention et me distraient. Je me demandais si je pourrais en faire une qui me soit propre, une parabole représentant la délivrance de mon propre enfer. Le frère gardien accepta avec bienveillance et fit replâtrer le mur de frais. Il me fournit de l’eau de chaux et du sinople, une substance crayeuse rouge sang, pour tracer les esquisses. Généreux, il me donna aussi les couleurs et les godets, ainsi qu’une griffe d’écureuil et des brosses en soie de porc.
Je broyai mes couleurs et me mis à l’œuvre avec toute l’ardeur d’un artiste itinérant dans une église paroissiale. Je découvris que cette activité était un véritable baume pour mon âme. Je choisis pour thème la parabole du banquet de Balthazar à Babylone, tel qu’il est décrit dans le Livre de Daniel. Un récit saisissant dans lequel le doigt de Dieu trace sur un mur cet avertissement menaçant adressé au roi et aux princes de la ville : « Mené, Mené, Teqel – j’ai compté, pesé dans la balance et vous ai trouvés légers. » Oh, comme c’est juste ! Le frère gardien et les autres prêtres sont venus regarder. Que Dieu bénisse François d’Assise et ses compagnons ! S’ils ricanent, c’est la main devant la bouche. Bien sûr, le festin de Balthazar n’était qu’une image pour me remémorer mon propre passé. Les personnages qui peuplent cette peinture sont ces fantômes cauchemardesques tapis dans les
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