Le rire de la baleine
comme chacun sait, les héros sont désincarnés ; on ne dit pas que Chirac est le blanchisseur de l’ignominie de Ben Ali, cela ne se fait pas quand on est accueilli comme un seigneur ; on ne dit pas que l’on convoite la femme de Ben Ali, Leïla la belle ; on ne fait pas une grève de la faim interminable sans dire ce qu’il est convenu de dire ; on ne fait pas un scandale parce qu’on n’aime pas la couleur d’un pull qu’on vous offre ; on ne mêle pas sa famille à la politique.
Lui, il l’a fait, et c’est le secret de son extraordinaire audience. Taoufik Ben Brik raconte des histoires qui nous parlent de sentiments, d’émotions, d’êtres humains qu’il rend vivants en les décrivant tels qu’ils sont, ni héros ni lâches, juste des hommes proches d’autres hommes. Beaucoup ne l’ont pas compris. Ils n’ont pas compris que la subjectivité débordante, le « je » de Ben Brik, était l’unique voie, bien que la plus périlleuse, pour être entendu.
Dans les rues de Paris, c’est cette Afrique habituellement silencieuse qui le croise et qui, elle, a compris. C’est à cette subjectivité qu’elle s’adresse. Sénégalais, Comoriens, Algériens, Tunisiens, Marocains, Libanais, Égyptiens, Yéménites lui demandent, comme à un être proche : « Et la famille, ça va ? », « Ta santé, ça va ? » Et tout semble avoir été dit, peu de mots sont échangés, et c’est comme une grande accolade qui lui caresse le dos. Au marché un jeune Sétifien lui offre des olives, « Tu les as méritées », les yeux brillants d’humour. Au café, c’est un Tunisien qui lui offre un cappuccino avant de lui raconter à son tour sa propre vie, les yeux fuyant on ne sait quels souvenirs. Un jeune médecin marocain l’arrête sur un trottoir : « j’ai étudié à Tunis. » Personne ne parle de politique, de combats, de lutte, on livre des bouts de vie en poussant les soupirs de ceux qui savent ce qu’est la vie d’un homme privé de liberté et qui connaît la peur.
Qu’est-ce que l’oppression si ce n’est le destin contrarié, le rêve interdit à chacun des millions d’hommes qui la subissent ? Et qu’est-ce que le rêve des hommes et des femmes ? Peu de choses : avoir une famille, un travail, vivre en sécurité, en paix.
C’est ce rêve tout simple que Ben Brik a posé sur son matelas de gréviste de la faim, qu’il a transporté sur un radeau ivre sur lequel avaient embarqué sa famille, son café, son village natal, sa Tunisie, ce qu’il appelle « mes gens » ; un poème écrit sur son corps, un poème antique, pareil à sa légende inventée et futuriste, comme le satellite qu’il a utilisé comme jamais encore un journaliste du sud du monde ne l’avait fait. Rarement un journaliste aura à ce point dépassé sa fonction de passant parmi les passants. Et si ce radeau a été interdit d’accoster à Alger, au Caire et à Casablanca par les plus hautes autorités, c’est bien la preuve que la poésie est aussi dangereuse qu’une maladie contagieuse.
Ghania Mouffok
1
Vous auriez pensé que pareil jour frémirait de te lever…
Thomas Harris
C’est un jour jaune comme les yeux d’un loup. Un loup qu’aucun chien de berger n’a jamais croisé. Un loup de fable que seuls les conteurs arabes savent dire. Un jour de double lumière, argent et or, éteinte par un lit de brumes. Un jour sans oiseau, où le vent a stationné entre ciel et terre et où la chaleur ne s’est pas annoncée.
C’est mon jour de grève.
Je me suis réveillé à quatre heures du matin, sans réveil. Je ne sais pas si j’ai dormi. J’ai été chevauché toute la nuit par des songes qui m’ont pénétré comme des météorites. Des têtes de dobermans tranchées me poursuivaient, des hommes tabassaient ma mère alors que je m’abstenais d’intervenir. J’avais soif. Je marchais, je marchais, et chaque fois que je m’approchais du puits il s’éloignait. Et ma voix aux intonations étranges me terrifiait :
Je suis l’homme…
Tant qu’il y a labeur
Tant que dure l’effort,
Trempant l’acier de volonté
Fille de l’âme,
Fille du feu,
Je n’ai cure…
Peu m’importe que m’attende
La félicité.
La Géhenne,
La torture ou l’Éden
Je n’ai cure…
Je suis l’homme 1
J’étais conscient, je ne dormais pas ou alors si je dormais mes yeux étaient grands ouverts. C’était comme dans une fête lorsque subitement l’électricité est
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