Le rire de la baleine
Le fou de Tunis
Je m’attendais à rencontrer un Méditerranéen, parlant haut et fort, un homme extravagant se servant de ses mains comme au théâtre.
J’ai rencontré un homme aux yeux noirs lourds comme des lingots d’or. Une masse en bleu de Chine qui avance, prudente, attentive à l’endroit où elle pose ses sandales, transportant sa fortune d’homme devenu célèbre dans des sacs en plastique.
C’était à Paris en juin 2000, entre la place d’Italie et Sèvres-Babylone. Je venais d’Alger où je suis journaliste et où l’affaire Ben Brik nous avait condamnés à être solidaires. Nous y avions fondé pour la circonstance un Comité de soutien à Taoufik Ben Brik qui avait suscité bien des polémiques et créé bien des malentendus, comme dans tous les pays qui s’étaient penchés sur son cas. Peut-on réduire Taoufik Ben Brik à « un journaliste qui se bat pour la liberté de la presse », alors qu’il nous parle de Liberté ?
Il sortait de ses quarante-deux jours de grève de la faim, qui avaient rendu visible la Tunisie ignorée, petit pays gouverné par un dictateur, écrasé entre le faste de la monarchie marocaine et le drame de mon immense pays, l’Algérie. Mais encore ? Cette grève de la faim marathon a surtout été l’envol, l’évasion d’une voix. Comme une calligraphie arabe, elle a dessiné un papillon sur les écrans du monde.
Que veut nous dire un homme qui se laisse mourir de faim en crachant des mots volcaniques à mesure qu’il abandonne des kilos de sa chair ? Tout autour, nous nous étions installés dans l’immobilité du pessimisme : que peut-on faire face à des régimes policiers ou militaires, riches de leur pétrole ou de leur tourisme et forts de la stabilité prônée par les puissants que nos redoutables dictateurs sont parvenus à incarner ?
Il nous reste les mots.
Il a posé sa voix comme un violoniste caresse les cordes de son instrument, et il a commencé à me raconter l’histoire : « C’était un jour jaune comme les yeux d’un loup… » Jamais je n’oublierai ce murmure de chef navajo. Je suis devenue le temps de cette nouvelle bataille son aide de camp.
Il m’a révélé une Tunisie insoupçonnée comme on écrit un Guide bleu parallèle. Il m’a entraînée dans ses images comme dans un film, en cinéaste qu’il a toujours rêvé d’être.
Il se lève, il imite le bruit de sa course folle dans Tunis, pourchassé par les costumes noirs. Il lance une jambe en avant, il se tape les cuisses et part d’un grand rire. Il feint de se ceindre la taille d’une ceinture, comme le vieil homme d’Hemingway, pour mimer sa souffrance d’écrire. Il joue de la trompette avec son poing. Il est le chef de guerre de la Tunisie militante. Plus tard, il est assis, presque prostré. Il se métamorphose, un concentré de souffrance, tous les muscles de son visage s’affaissent. Il cherche, au fond de son ventre, en tirant sur sa cigarette, le mot simple qu’il faut. Ce livre est le portrait d’un pays aimé par un fou de Tunis.
Il est arrivé avec des tonnes de livres dans d’horribles sacs en plastique, comme ceux que l’on peut acheter chez Tati, avec leurs fermetures Éclair dorées, une cartouche de cigarettes, du fil dentaire et un stock de mouchoirs en papier. Rarement j’ai rencontré un homme possédant ses livres comme Ben Brik. Ce sont ses armes. Il les connaît dans leur intimité, il les a apprivoisés comme d’autres apprennent à se servir d’une kalash ou d’une machette. Comme si toute sa vie il s’était préparé à les retourner contre le silence qui gouverne.
Il ne s’est pourtant fait le héraut d’aucune cause reconnue d’utilité publique, admise dans le cercle étroit du politiquement correct. Ben Brik est un artisan poète fabricant d’émotions. Comme l’on transforme le sucre en barbe à papa, il les relève, légères et insaisissables, et, subitement, elles explosent et surprennent, y compris ceux qui les vivent comme une humiliation intime jusqu’alors impossible à partager.
Son courage est là. Il est celui qui dit et fait ce qu’on ne dit pas et ne fait pas. On ne dit pas, dans un pays arabo-musulman, que l’on aime les femmes de petite vertu et le vin ; on ne critique pas les militants des droits de l’homme, qui ont déjà fort à faire avec la répression qui les menace ; on ne dit pas qu’Ali-la-Pointe est un proxénète, c’est un héros de la révolution algérienne et,
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