Le rire de la baleine
lunettes de soleil, ce matin, j’ai l’impression qu’il défile sans son, au ralenti et en noir et blanc. Désormais, c’est ainsi que je le préférerai. C’est mon Manhattan à moi, qui en toute saison semblait à Woody Allen « n’exister qu’en noir et blanc et ne battre qu’au rythme des airs géniaux de George Gershwin ».
Nous avons pris le temps qu’il fallait pour arriver à Bab El Bnet, la rue commerçante, la porte des tribunaux, le couloir des malheurs où l’on ne rencontre que des êtres qui ont le mal de la colonne vertébrale, portant leurs carcasses et mendiant juste un regard, même hautain, de ces avocats, de ces juges, de ces policiers qui sont chez eux dans ces lieux du cafard.
Ce Palais de justice est lugubre, le plafond s’élève à vingt mètres, les murs sont couleur de plomb, un lustre en forme de sein énorme menace à chaque passage de tomber sur ta tête, pendant qu’un méga-poster de Ben Ali te guette, figure du savant fou de
Metropolis
. Tout s’étire : les portes, les bureaux, les escaliers, les dossiers que portent les greffiers.
Tu te sens une souris, murée, déshabillée de ta liberté de choisir face à ces hommes qui arpentent comme les danseurs d’un bal masqué les allées de ce palais où la lumière ne pénètre guère. Les avocats qui te savent déboussolé te prennent en main et te volent jusqu’à l’unique pensée qui te trotte dans la tête : fuir, fuir, fuir…
Il me reste encore une heure avant de me présenter devant le doyen des juges d’instruction. Le café d’en face, Le Café du tribunal, ressemble à un hammam avec ses carreaux de faïence auxquels même le comptoir n’a pas échappé, un hammam sans vapeur, glacial, où les gens n’ont aucune envie de se déshabiller, ni de se laver. Les avocats présents feignent de ne pas me voir. Je sais qu’ils ne se constitueront pas en ma faveur. Ils espèrent, peut-être, que je sollicite leur indifférence, juste pour le plaisir roublard de m’opposer une fin de non-recevoir. Je ne suis pas monnayable et, de toute façon, je suis fauché : je suis gratuit. Je ne suis pas leur affaire et j’ai l’impression, à leurs postures, qu’ils me suggèrent d’aller demander la charité à Mère Teresa que je ne connais pas.
À neuf heures et quart, il n’y a toujours personne : ni les habituels avocats familiers des procès d’opinion, ni les éternels militants qui d’ordinaire, comme des supporters de l’équipe nationale, arrivent en bande pour se retrouver au spectacle de la justice tunisienne, avant de s’en aller ripailler. Jalel dissimule son inquiétude. Je me repais de leur absence.
Je m’enivre d’être seul dans l’arène. Ce plaisir sera bref. Un quart d’heure avant l’instruction de mon affaire, ils sont là au complet, plus de soixante-dix avocats, les ténors du barreau, d’anciens bâtonniers, de jeunes loups, et même des ripoux. Venus de Bizerte à l’extrême nord, de Médenine à l’extrême sud, du Kef à l’ouest, de Sousse à l’est et de Kasserine au centre, des dizaines de militants, de syndicalistes, d’étudiants, d’anciens maquisards du temps de la colonisation dont ‘Am Ali Ben Salem, le penseur Mohammed Talbi, le poète Ouled Ahmed, Sihem Bensedrine la Pasionaria, les catins des faubourgs de Tunis avec lesquelles je tue le temps la nuit, les truands, mes pays, emplissent à leur tour les trottoirs.
Tous les corps de la police politique, les Services Spéciaux, les célèbres SS tunisiens, les
isti’lamet,
l’
irched
, les aigles noirs, cette force spéciale d’intervention, se mêlent à la foule pendant que la police présidentielle filme.
C’est l’heure. J’entre au Palais de justice comme un bandit d’honneur accompagné de la foule bigarrée qui traîne les pieds, qui se raconte, qui parle, qui rit, qui m’habille de ses gestes maternels, d’une accolade, d’un clin d’œil espiègle, de la dernière blague sur Ben Ali. D’autres me charrient et me demandent dans quels bras j’ai passé la dernière nuit, ils s’étonnent de mon élégance de vampire. Ils parlent de tout sauf de ce que je risque : des années et des années derrière les barreaux. Moi, je suis comme un cheval à l’approche des écuries. Je reste sur place, immobile, je ne tiens plus en place et j’attends que la porte s’ouvre. Je veux en finir, en découdre, j’ai la rage, je suis brûlant, sans sueur. Jalel sent la charge émotive qui me
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