Le secret des enfants rouges
femme moustachue qui tenait ces propos tout en rissolant des saucisses au-dessus d’un brasero.
— Ben, te sauve pas, mon prince, j’vais pas t’faire un lardon, ma parole, vous l’avez zieuté ? Il est plus crayeux qu’une communiante !
Sous les rires gras des chalands, il eut tôt fait d’atteindre la sortie, le marché était minuscule. La physionomie bienveillante d’une fleuriste ambulante lui rendit foi en l’humanité, il ne s’aperçut pas que la sacoche contenant ses châssis bâillait. Désireux d’enjamber un tas d’épluchures au milieu de l’étroite rue des Oiseaux, il rajusta la courroie de son appareil. Il y eut un fracas, des fragments de bois et de verre jonchèrent le pavé. Des mains tentèrent de s’en saisir, Victor n’eut que le temps de les écarter.
— Attention tu vas te couper ! lança-t-il à une fillette maigrichonne accoutrée d’une robe trop large.
— Vivi ! Va pas t’entailler les doigts ! cria simultanément un homme juché sur une carriole tirée par un âne.
Cet équipage s’était engagé dans la ruelle à la suite de Victor.
— Si c’est un miroir, sept ans de malheur ! remarqua l’homme en sautant sur la chaussée.
— Rien que du verre blanc, répondit Victor avec un
sourire qui s’accentua lorsque la gamine caressa sa chambre noire.
— Elle est belle votre lanterne magique, murmura-t-elle. Vous êtes illusionniste, comme M. Méliès ? Je passe souvent devant son théâtre, il donne des matinées enfantines, ce que j’aimerais y aller !
— Non, non, je ne suis qu’un simple photographe, mademoiselle. Je me nomme Vivi… Victor Legris.
— Moi c’est Yvette, pas Vivi.
— La v’là qui joue les duchesses offensées parce que son vieux papa lui sert son p’tit nom en public. Léonard Diélette, placier.
— Placier ?
Victor éprouvait de la sympathie pour ce visage que mangeaient des cheveux, une moustache et une barbe anthracite. Seuls émergeaient les yeux pâles et le nez fleuri.
— Oui, monsieur, placier et fier de l’être. C’en est fini d’arpenter Pampeluche la nuit, le cachemire d’osier 20 arrimé aux épaules et le crochet à la main. J’ai longtemps été piqueur, les vicissitudes de l’existence ça me connaît ! Je parcourais mes vingt kilomètres quotidiens à la recherche de détritus où puiser ma nourriture, mon loyer et mes frusques. Pas question de lambiner, parce que j’peux vous jurer qu’j’étais pas solitaire, on se bousculait à plus de vingt-cinq mille à gratter notre pitance parmi les déchets. J’rentrais au bercail lessivé. À l’aube, c’était le triage suivi de la revente. J’étais aussi purotin que Job, mais libre, sans horaires. Quand la Vivi est née, j’ai dit à ma bourgeoise : faut qu’on se sorte de la brême. C’est après la mort de ma pauvre Loulou, il y a cinq ans, qu’à force d’économies j’ai réussi à racheter la place du père Gaston.
— C’est bientôt terminé, ces discours sur la voie publique ? J’dois livrer mes pratiques ! brailla un poissonnier attelé à une voiture à bras.
Léonard Diélette se percha sur son siège et claqua de la langue. Aussitôt, l’âne se mit en route.
— Lui, c’est Clampin, expliqua Yvette en flattant l’animal. Il est bancal, il boite un peu, mais il est vaillant, il ne renâcle jamais, même si c’est plein à ras bord.
Victor avait réglé son pas sur celui de la gamine. Ses cheveux noirs accentuaient le teint blafard de sa frimousse. Bien qu’elle fût propre et plutôt coquette, elle lui rappelait les jeunes mendiants des œuvres de Murillo.
Ils enfilèrent la rue de Beauce puis la rue Pastourelle.
— Vous allez loin ? demanda-t-il.
— Rue Charlot. Papa y visite les maisons où il y a des boîtes à ordures, il va les collecter à chaque étage, il les vide dans une grande poubelle, il les nettoie et les remonte. En échange, les concierges l’autorisent à récupérer les choses de rebut.
— Eh oui, monsieur, ça va, à la douce, je suis un privilégié ! Sans compter que j’m’arrange pour obtenir les faveurs des cuisinières. Si on compare, le concierge, c’est Dieu le père et les cuisinières ce sont les anges gardiens de l’immeuble, elles me réservent toujours les restes de nourriture et les croûtes de la maisonnée. Donnant-donnant, je vais leur tirer d’l’eau à ces braves filles, je s’coue les tapis, je joue les facteurs quand parfois y a des
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