Le soleil d'Austerlitz
Barbé-Marbois est encore plus préoccupé. Les financiers renâclent, explique-t-il. Ils nous serrent à la gorge. Ils craignent l’entreprise hasardeuse de l’invasion de l’Angleterre.
Napoléon se met à marcher, les mains derrière le dos.
— Rassurez les hommes d’argent, dit-il d’une voix sourde. Que peut-il contre eux ? que peut-il sans eux ?
— Faites-leur entendre, reprend-il, qu’il ne sera rien hasardé qu’avec sûreté.
Qu’imaginent-ils, ces messieurs, qu’on fait la guerre sur un coup de tête ? Rien n’est plus médité qu’une de mes campagnes .
— Mes affaires sont trop belles, poursuit-il, pour rien hasarder qui puisse mettre à trop de hasards le bonheur et la prospérité de mon peuple. Sans doute que, de ma personne, je débarquerai avec mon armée, tout le monde doit en sentir la nécessité, mais…
Il lève la main.
— Mais moi et mon armée ne débarquerons qu’avec toutes les chances convenables.
Quant à l’Autriche, si elle ne désarme pas, « j’irai avec deux cent mille hommes lui faire une bonne visite dont elle se souviendra longtemps ».
Mais il se tourne vers Cambacérès :
— Dites que vous ne croyez pas à la guerre… Il faudrait en effet être bien fou pour me faire la guerre.
Il sourit :
— Il n’y a pas en Europe une plus belle armée que celle que j’ai aujourd’hui.
Il quitte Fontainebleau pour le château de Saint-Cloud.
Il faut qu’il se calme, mais la chaleur est aussi lourde qu’à Fontainebleau. Il dort mal. Il bouscule Roustam et Constant, exige à tout instant la présence de Méneval. Il doit écrire pour que ses mots agissent sur les hommes comme des coups d’éperon. « Entrez dans la Manche, dicte-t-il pour Villeneuve, l’Angleterre est à nous. Paraissez vingt-quatre heures et tout est terminé. »
Quand le crépuscule vient, la chaleur desserre un peu son étreinte. Il sort pour entamer une trop longue nuit. Presque chaque soir, il se rend à l’Opéra ou au théâtre. Et, parfois, il fait venir les comédiens à Saint-Cloud. Mais pourrait-il rire aux Femmes savantes ?
Les questions demeurent en lui. Pourra-t-il ou non passer ce bras de mer, planter le drapeau tricolore sur la tour de Londres ?
Il s’approche des comédiens. Il aime ce milieu du théâtre, ces femmes provocantes, belles souvent, expertes presque toujours, et si faciles à conquérir.
Elles réussissent à le distraire. Talma parle avec ce talent de conteur qui transforme une petite histoire de lit entre une dame et un dignitaire en un grand moment de comédie ou de tragédie.
Pour quelques instants, tout s’efface, et ne reste que Talma. Napoléon regarde l’acteur, l’écoute, parle.
— Vous fatiguez trop votre bras, lui dit-il un de ces soirs de juillet, après une représentation de La Mort de Pompée . Les chefs d’Empire sont moins prodigues de mouvements ; ils savent qu’un geste est un ordre, qu’un regard est la mort, dès lors ils ménagent le geste et le regard… Ne faites pas parler César comme Brutus, quand l’un dit qu’il a les rois en horreur, il faut le croire ; mais non pas l’autre. Marquez la différence.
Mme de Rémusat s’approche. Pourquoi s’étonne-t-elle qu’il parle ainsi à Talma ? Ce n’est qu’un comédien, dit-elle, et l’Empereur paraît avoir plus d’égard pour lui que pour un ambassadeur ou même un général.
Il rit.
— Savez-vous bien qu’un talent, dans quelque genre qu’il soit, est une vraie puissance, et que moi-même, vous l’avez vu, je ne reçois point Talma sans ôter mon chapeau.
Et, ajoute-t-il dans un murmure :
— Il est aussi des femmes de grand talent.
Mme de Rémusat se dérobe. Est-elle donc devenue fidèle ? ! Mais il y a Mme Duchâtel, Mme Gazzini, et cette Émilie Leroy qui vient d’arriver de Lyon à sa demande, et qu’il a mariée à un M. Pellapra, un homme à argent bien compréhensif et à qui va être attribuée la charge de receveur des Finances à Caen, de quoi calmer ses scrupules s’il en avait.
Ainsi, les nuits de juillet raccourcissent encore. Et il y a l’aube, les rapports des espions posés en évidence sur la table de travail.
Ce sont eux que Napoléon commence toujours à lire.
Dans certains cafés, racontent les informateurs, on s’étonne que le 14 juillet n’ait donné lieu à aucune fête, on critique l’annonce de cérémonies et de bals pour le 15 août, la Saint-Napoléon. On persifle. On s’inquiète des bruits de guerre,
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