Le soleil d'Austerlitz
Kaunitz.
La victoire est conforme à ce qu’il avait prévu, mais il ne ressent aucune jubilation. Les événements se sont déroulés comme il l’avait imaginé. Mais il est glacé. Il s’installe devant la cheminée de la grande salle d’apparat, et il écrit à Joséphine, le dos aux flammes.
« J’ai battu l’armée russe et autrichienne commandée par les deux Empereurs. Je me suis un peu fatigué, j’ai bivouaqué huit jours en plein air par des nuits assez fraîches. Je couche ce soir dans le château du prince Kaunitz, où je vais dormir deux ou trois heures. L’armée russe est non seulement battue mais détruite.
« Je t’embrasse. »
Peu à peu la chaleur pénètre son corps. La fatigue glisse hors de lui mais ses yeux brûlent, comme ceux de nombreux soldats. Le vent, le froid, les cavalcades les ont irrités.
Il se lève, plonge son visage dans l’eau chaude, puis, les yeux toujours douloureux, il commence à dicter. Les mots doivent conclure cette victoire.
Il marche dans la grande pièce. Il songe à ces soldats qui ont crié lorsqu’il passait près d’eux qu’il pourrait se contenter de voir la bataille de loin. Il pense aux torches dans la nuit du 1 er décembre, aux cris de « Vive l’Empereur ! ».
Il commence à dicter.
« Soldats, je suis content de vous. Vous avez, à la journée d’Austerlitz, justifié tout ce que j’attendais de votre intrépidité. Vous avez décoré vos aigles d’une immortelle gloire… Ce qui a échappé à votre fer s’est noyé dans les lacs… Quarante drapeaux, les étendards de la Garde impériale de Russie, cent vingt pièces de canon, vingt généraux, plus de trente mille prisonniers, sont le résultat de cette journée à jamais célèbre… Soldats, mon peuple vous reverra avec joie, et il vous suffira de dire : “J’étais à la bataille d’Austerlitz” pour que l’on vous réponde : “Voilà un brave." »
Le 4 décembre au matin, Napoléon quitte le château d’Austerlitz avec son état-major et son escorte.
Au moulin de Paleny, à mi-chemin des avant-postes autrichiens et français, il descend de cheval et s’approche du grand feu qu’ont allumé les grenadiers. Il tend les mains au-dessus des flammes. Il va accueillir l’Empereur François II, le descendant des Habsbourg, venu solliciter l’armistice après avoir été défait.
Il voudrait être étonné, et pourtant cet événement lui semble aussi naturel que la victoire d’Austerlitz.
La voiture de l’Empereur d’Autriche, escortée de ses officiers, arrive, et Napoléon s’avance, embrasse François II, l’entraîne à quelques pas des états-majors dont il sent les regards.
Il montre le feu de bois, le moulin :
— Ce sont là les palais que Votre Majesté me force d’habiter depuis trois mois, dit-il.
Il sourit.
— Ce séjour vous réussit assez bien, répond François II. Vous n’avez pas le droit de m’en vouloir.
Napoléon essaie de convaincre. Il faut que l’Autriche sépare son sort de celui de la Russie. Tout en marchant près de François II, il se souvient des propos de Talleyrand, qui voulait d’une alliance autrichienne, et de ceux de l’envoyé autrichien Giulay, qui évoquait la possibilité d’un mariage avec l’archiduchesse Marie-Louise. Puisqu’il est victorieux, tout est possible. Il a forcé la porte.
Il raccompagne François II à sa voiture, l’embrasse à nouveau et l’appelle « mon frère ».
N’est-il pas, lui, Napoléon, le fondateur d’une dynastie qui vient de vaincre deux Empereurs ?
Alexandre signera lui aussi un armistice, et le roi de Prusse se félicitera de ne pas avoir eu le temps d’entrer dans la bataille.
Tout est si simple, lorsqu’on détient la force et qu’on est victorieux.
Il rentre à cheval à Austerlitz. Les soldats qu’il croise crient : « Vive l’Empereur ! » Des prisonniers entassent sur des charrettes les morts qu’ils ramassent au bord de la route, dans les champs détrempés.
Il faut qu’il adopte et assure leur avenir aux orphelins des soldats et des officiers tombés à Austerlitz. Il ferme les yeux qui continuent d’être irrités.
Mais, au château du prince Kaunitz, il écrit lui-même à Joséphine :
« J’ai conclu un armistice : avant huit jours, la paix sera faite. Les Russes s’en vont. La bataille d’Austerlitz est la plus belle de toutes celles que j’ai données : quarante-cinq drapeaux, plus de cent cinquante pièces de canon, les
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