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Le souffle du jasmin

Le souffle du jasmin

Titel: Le souffle du jasmin Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Gilbert Sinoué
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fait, mon bey [21] dès que la
terre a séché. Mais il ne restait plus assez de produit.
    Loutfi bey
se racla la gorge.
    – À
combien estimes-tu les dégâts ?
    – Moins
de cinq pour cent.
    En
rongeant la fleur, ce damné ver rendait les fibres quasiment inutilisables,
sinon pour fabriquer du feutre. Or le coton des plantations de la Mabrouka, – nom de la ferme de Loutfi bey – était célèbre dans
le monde entier pour la longueur de ses fibres. C'est d'ailleurs cette
particularité — baptisée « coton Jumel » – qui avait fait la fortune
colossale de leur propriétaire.
    – Je te
tiens pour responsable de cette estimation, observa Loutfi bey en lançant un
long regard au wakil.
    – Mon bey, protesta l'autre, affolé, c'était juste une
estimation.
    – Alors,
sois plus précis.
    – Je... Je
ne peux pas.
    – Comment
donc es-tu parvenu à cette évaluation de moins de cinq pour cent ?
    – J'ai parcouru
trois feddans [22] à pied.
Mais il y en a cent quatre-vingt-deux autres, qu'Allah vous bénisse... C'est
peut-être un peu moins, peut-être un peu plus.
    – Va pour
cinq pour cent ?
    Le
malheureux contremaître se décomposait. Soudain magnanime, Loutfi bey jugea
opportun de suspendre la torture.
    – Je te
fais confiance, annonça-t-il.
    Le
contremaître reprit quelques couleurs.
    – Au nom
du Prophète...
    – Ne jure
pas, gronda Loutfi bey en se penchant pour saisir une sacoche à ses pieds.
Voici la paie et les frais, cent cinq livres. Compte.
    Le wakil prit le sac, en tira une liasse de
billets, se mouilla le doigt et compta.
    – C'est
comme le maître a dit, murmura-t-il.
    –
Parfait !
    Loutfi bey
se leva, serra la main de l'homme et demanda le chauffeur. Celui-ci accourut, en
cache-poussière blanc, se précipita pour ouvrir les portes de la Wolseley qui
attendait devant le perron, attendit que son maître se fût installé puis alla
se glisser derrière le volant. Un instant plus tard, le véhicule s'élançait sur
la route du Caire, dans le vrombissement de ses huit cylindres, des bouffées de
gaz d'échappement bleues menaçant d'asphyxier les passants.
    Dans trois
heures, le magnat du coton aurait franchi les quelque cent trente kilomètres
qui le séparaient de sa grande villa de Guizeh. À condition, bien sûr, que l'on
n'eût pas d'accident avec un âne ou une gamoussa [23] ou que la voiture ne tombât pas
dans un canal.
    Ce soir
était un soir important. Farid Loutfi bey donnait une grande réception en
l'honneur des représentants des filatures de Manchester qui lui achetaient sa
récolte. Sauf contretemps majeur, le premier chambellan du sultan [24] Fouad
honorerait la soirée d'une brève visite, et l'occasion serait bonne pour
lui glisser à l'oreille que le titre de pacha conviendrait beaucoup mieux à un
homme tel que Loutfi qui contribuait à la fortune du pays.
    Le
précédent monarque, Hussein Kamel, frère aîné de Fouad, avait fait la sourde
oreille, arguant avec hauteur que le titre de pacha seyait à des militaires
plus qu'à des marchands de coton. Mais il était mort au cours du mois d'octobre
de l'année précédente, paix à ses cendres. Avec l'avènement de Fouad, Loutfi
bey pressentait qu'il aurait plus de chances de faire aboutir sa requête. Son
épouse, Amira, n'avait-elle pas su tisser un réseau d'amitiés influentes ?
Secrétaire de l'œuvre charitable du Croissant-Rouge, elle avait ainsi pu
approcher le cercle du souverain, réputé pour sa philanthropie.
    Parmi les
invités pressentis, il y aurait également sir Percy Wetherborne, secrétaire du
haut-commissaire britannique, le général sir Reginald Wingate et le conseiller
oriental de l'ambassade de France. L'ambassadeur d'Italie, cher au cœur du
sultan Fouad, ardent italophone, avait lui aussi promis d'être là. Bref, la
crème de la société. Autant dire que Loutfi bey baignait dans la bonne humeur.
Quitte à frotter lui-même l'allumette, il tira une deuxième cigarette de sa
poche, tout en louchant sur le cendrier incrusté dans l'accoudoir. Un cendrier
dans l'accoudoir ! Décidément, ces Anglais savaient vivre et construire
des voitures. Peu lui importait que l'engin portât le nom du général — sir
Garnet Wolseley — qui avait défait le grand Orabi Pacha [25] à Tel el-Kébir. Les Anglais régnaient en maîtres sur le monde, alors autant se
faire une raison. Deux choses comptaient sur cette terre, l'argent et le
pouvoir. Bien sûr, tout n'était pas rose dans cette Égypte

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