Le train de la mort
le plus bavard.
— Ils nous ont enfermés là-dedans pour nous faire crever. Ils vont nous balader jusqu’à ce qu’on y passe tous. À Compiègne ils nous ont mis cent par wagon. Ici nous ne sommes que trois rescapés et dans les autres wagons ils sont peut-être déjà tous cuits. Ils l’ont fait exprès. Ils ont voulu qu’on se bagarre. Il ont voulu qu’on manque d’air. Moi, je vous dis : ce train, c’est le train de la mort. Pas un de nous n’en réchappera. Vous entendez : Le Train de la Mort.
PREMIÈRE PARTI E L’ATTENTE
1 COMPIÈGNE ROYALLIEU
— C’est à Compiègne que nous effacerons la « schande » de Compiègne.
La « schande », la « honte » c’est évidemment pour Hitler la capitulation du 11 novembre 1918. Et vingt-deux ans plus tard, dans ce même wagon des « Grands Express Européens », alors que dans le centre de la ville, les incendiaires du général Buckler attaquent au lance-flammes les immeubles épargnés par les bombardements – Hitler n’a-t-il pas dit cent fois : « Compiègne sera détruite » – le général Huntziger, chef de la délégation française, hésite quelques secondes avant de s’asseoir « du bout des fesses » dans le fauteuil de Foch.
Hitler qui s’est fait accompagner de Gœring, Keitel, Raeder, Hess et Von Ribbentrop ordonne, avant de remonter dans sa Mercédès blindée, que les rampes de cuivre du wagon soient sciées et distribuées « en souvenir » aux soldats qui rendent les honneurs dans la clairière et que le wagon historique, les monuments commémoratifs et les cent douze dalles de l’Armistice soient expédiés le plus rapidement possible à Berlin.
C’est dans le cadre de cette « action psychologique » qu’il faut également classer le choix de la ville de Compiègne comme gare frontière de la « Relève » i et triage des grandes déportations.
Le hameau de Royallieu, faubourg sud de Compiègne, doit son nom à la reine Adélaïde qui, en 1153, fit bâtir sur le plateau une grande maison royale que les Anglais rasèrent au xv e siècle.
À la hâte, en 1914, le ministère de la Guerre décide d’élever à Royallieu les bâtiments d’un centre modèle de formation des jeunes recrues. Les baraques et le camp ne subiront pratiquement aucune transformation jusqu’en 1941 ii . Royallieu, dès juin, devient un camp de concentration, dépendant du Service de Sécurité de l’Année allemande (S.D.) dont le siège est à Paris, 74, avenue Foch.
Les sapeurs du Génie et les prisonniers chargés de rendre étanche ce carré de quatre cents mètres de côté en moyenne, n’ont guère fait preuve d’imagination. Un petit air de provisoire qui se prolongera jusqu’à la Libération. Murs rehaussés sur deux côtés coiffés de fer et de porcelaine ; treillage métallique masqué par une palissade de planches haute de trois mètres sur les deux autres ; quinze miradors – simples plate-formes perchées et couvertes – vingt guérites ; chicanes barrant les rues et les chemins qui bordent le camp. Voilà pour l’extérieur.
L’enveloppe interne – chevaux de frise et barbelés – délimite une zone interdite de huit mètres de largeur que parcourent rondes et chiens policiers. Dans les vingt-quatre baraques principales, plantées en fer à cheval autour de l’impressionnant terre-plein central iii , se succéderont près de cinquante-quatre mille internés iv .
Si l’on veut bien oublier les listes de départ ou d’otages, Compiègne est, pour la plupart, une parenthèse « presque heureuse » entre la prison « d’où l’on vient » et le camp « où l’on va ».
Incorporation toute militaire : douches, visite médicale, immatriculation, fouille, confiscation des objets « interdits », gamelle, couverture, empreintes digitales, interrogatoire d’identité, seconde visite médicale, appel, désignation de la chambrée, discours d’accueil de « Monsieur » le doyen… L’espoir renaît :
— Ils ne perdraient pas tant de temps et de papier si l’on devait partir demain.
— Et puis l’on peut jouer au football !
— Et puis il y a une bibliothèque !
— Et puis… conférences… chapelle… colis… cantine…
— Et puis, si vous vous débrouillez, vous pouvez faire passer une lettre à l’extérieur.
— On resterait bien ici malgré Jaeger…
Eric Jaeger, « l’homme aux chiens », est l’épouvantail de Royallieu. Il en faut bien un.
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