Le train de la mort
Adjudant de quartier, fort en gueule, il est fier de provoquer le vide autour de lui. Petit, l’œil vif souvent voilé d’alcool, il n’a pour amis que Prado et Klodo, deux énormes chiens fidèles qui ont « mangé », dit-on, en juin 44, une bonne quinzaine de détenus… ce qui d’ailleurs est vrai.
Le véritable maître de Royallieu est un capitaine fringant à la démarche légèrement féminine – gants de pécari, fume-cigarette en ivoire bagué d’or – que les anciens présentent aux nouveaux arrivants comme un gratte-papier sympathique sans attribution particulière.
— Un planqué quoi ! D’ailleurs on le voit pas souvent.
Le Hauptsturmführer Illers, capitaine docteur Illers, est l’antenne du S.D. v dans le camp. Ses bureaux parisiens du boulevard Haussmann centralisent tous les dossiers, toutes les fiches et préparent en quatre exemplaires vi les listes de départ pour les camps de concentration. La destination finale du convoi est confiée oralement au seul chef de transport. Neuf fois sur dix ce dernier est un officier S.D. Bien que S.D, Illers, qui n’a, en principe, de comptes à rendre qu’à l’avenue Foch, accepte les « recommandations » de tous les services qui s’occupent de tel ou tel matricule. C’est enfin lui qui porte en face de chaque nom de partant, après consultation d’une « synthèse » de l’affaire, l’indication de la catégorie dans laquelle est classé « définitivement » le condamné. Tous les détenus se sont interrogés sur les croix qui suivaient les noms des feuilles d’appel… ce code, jamais déchiffré à Compiègne, donnait lieu à toutes les interprétations imaginables. Il est vrai qu’il fut rarement respecté, sauf peut-être pour les premiers convois vii .
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Au lendemain du débarquement du 6 juin, les différents Services de Police et de Sécurité du Reich – pour une fois d’accord – estiment que la masse impressionnante des détenus des prisons françaises ne doit, en aucun cas, grossir les effectifs des Forces Alliées d’invasion ou de la Résistance, mais au contraire participer dans les camps de concentration à l’effort de guerre allemand viii .
En ce mois de juin 1944, toutes les régions de France sont donc représentées à Compiègne et l’on compte même d’étranges « égarés » de dix-neuf nationalités. Des résistants bien sûr et surtout, mais aussi plusieurs centaines d’otages, de raflés, de criminels de droit commun.
Le 18 juin, le camp se vide : deux mille cent quarante-cinq détenus embarquent pour Dachau. Les oubliés, les malades de l’infirmerie, les personnalités en « réserve », les « fautes graves » en attente de jugement ou de transfert, les « utilités » du cadre administratif ou de la cuisine, les « éternels planqués », les « moutons »… qui ont échappé une fois encore au grand voyage sont persuadés d’avoir vu partir le dernier convoi pour l’Allemagne. Les jours passent. Les informations « sûres » rapportées par des requis extérieurs se glissent dans les barbelés, troublent les plus optimistes :
— Ils ont commandé des wagons à Paris-bestiaux.
— Donc il y aura un autre départ.
— Mais le débarquement ?
— Malgré le débarquement.
— Malgré les bombardements ?
— Malgré les bombardements.
— Malgré la Résistance ?
— Malgré la Résistance.
— Silence.
Coup de sifflet.
— Le doyen est arrivé pour bourrer le crâne aux bleus.
Sifflet.
— Évacuez !
— Évacuer ! Évacuer ! Ce langage de plombier. Il est vrai que Compiègne c’est un réservoir. Lorsque l’étiage est atteint… Zouppp… le siphon-convoi fonctionne.
— Et c’est le doyen qui tire la chasse.
— Merderie de merderie…
Monsieur le Doyen, moustaches élégantes retroussées, béret noir cassé sur l’oreille droite, a choisi la collaboration « fidèle ». C’est sur ses épaules étroites de capitaine de cavalerie de l’armée française que se reposent les Allemands. Ils ont même pour lui modifié le règlement intérieur du camp qui stipulait : « Tous les prisonniers sans exception doivent saluer militairement tous les officiers, sous-officiers et soldats allemands. » Le commandant Peizer a fait rajouter : « Il est également conseillé aux détenus de saluer Monsieur le Doyen. » Le capitaine Dou… malgré des dizaines de tentatives n’a jamais pu être « retourné ».
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