Les hommes dans la prison
Préface
« Je ne conçois la littérature que comme un moyen d’expression
et de communion entre les hommes : un moyen particulièrement puissant aux
yeux de ceux qui veulent transformer la société. Dire ce que l’on est, ce que l’on
veut, ce que l’on a vécu, lutté, souffert, conquis. Il faut donc être de ceux
qui luttent, souffrent, tombent, conquièrent. Et dès lors la littérature
proprement dite ne tient plus dans la vie qu’une place assez secondaire.
« Cette théorie a été ma pratique depuis mon
adolescence. Je la dois aux intellectuels russes, émigrés en Occident, parmi
lesquels j’ai passé quelques années décisives de mon enfance. Ils avaient
accepté de propos délibéré la faim, les luttes perpétuelles, l’exil, parce qu’ils
étaient des révolutionnaires. À dix-sept ans, ayant découvert Kropotkine et
Reclus, je renonçais aux études qui devaient m’ouvrir l’accès des professions
libérales. Je voulais travailler. »
C’est ainsi que Victor Serge se définit lui-même dans
une brève profession de foi qu’il m’envoyait tout dernièrement, de Russie. C’est
fidèle à la pratique de cette théorie que je l’ai connu, dans les moindres
faits de sa vie dure de bolcheviste, opposant et traqué. Et s’il en est ainsi, je
me demande à qui je veux présenter cet écrivain ?
Sûrement pas au « grand public », ni
aux « intellectuels » d’Occident. Je ne vois pas l’auteur
des Hommes dans la prison faire bon ménage avec ce monde-là. Partageant
fraternellement les convictions de Victor Serge, j’en ai personnellement fait l’expérience ;
et à part quelques aimables souvenirs, je n’en garde qu’une invincible amertume.
On ne se doute pas du nombre d’abîmes qui séparent les
hommes. La distance est souvent moins grande entre un lettré idéaliste et un
ignare qu’entre deux intelligences supérieures dont l’une est froide et l’autre
bouillante de générosité. Voilà où le mot intelligence ne signifie rien.
Même chose pour ce lieu commun : le grand public lecteur. Lecteur, de
quoi ?
Un préjugé millénaire attribue, à l’homme qui lit, une
noblesse d’âme, et à celui qui écrit, une grâce divine. Cela est vrai, encore
aujourd’hui, pour mon Orient sentimental et simple. Il me semble que cela n’a
jamais été vrai pour l’Occident dont je viens de scruter les entrailles. Preuve : la totale indifférence que manifestent l’homme qui écrit et celui qui lit, devant
la sauvagerie de notre temps.
Ainsi se pose la question.
Certes, le sublime de l’art existe. En dehors de
toute autre question. Néanmoins, peut-on s’arrêter là ? On le pourrait, à
des époques, encore inconnues, où il serait défendu à l’homme de réduire son
prochain à la misère et de l’envoyer à la mort. À de telles époques, libre à
chacun de nager dans le sublime. Mais, comment avoir la conscience tranquille, comment
se gargariser d’art pur, quand, dans la rue, le sang caillé monte aux genoux ?
C’est, plus que jamais, l’histoire des temps que nous
vivons. Et alors, pour qui fabrique-t-on du sublime ? Où est la morale
du talent et de l’intelligence ? Ou, peut-être, le talent et l’intelligence
sont-ils au-dessus de la morale ? En ce cas, le monde est digne du mépris
qui éclate dans les paroles solennelles de tous les dictateurs d’aujourd’hui
chaque fois qu’il est question de liberté, d’humanité ou de justice. C’est la voie ouverte à la barbarie, avec l’assentiment tacite du talent et
de l’intelligence. L’art pur s’y trouvera-t-il bien logé ?
Je ne dis pas qu’il est plus à son aise lorsqu’on lui
fait épouser le sang qui coule dans la rue. Je l’ai tenté moi-même et j’y ai
mal réussi. Mais, entre deux maux, l’artiste révolutionnaire doit choisir celui
qui a l’excuse de la générosité.
Car il y a l’artiste révolutionnaire comme il y a l’artiste
de la tour d’ivoire. Et celui-là n’est pas forcément moins grand que l’autre. Ce
qui les rend si différents, c’est la nature de leur cœur.
Le premier est incapable d’élever des hymnes à la beauté,
au milieu d’une universelle laideur. Il est sensible à l’injustice autant qu’à
la beauté ; citoyen du monde, frère des opprimés, autant qu’artiste. Et il
a, par-dessus tout, le sens de la responsabilité à laquelle l’oblige la morale
du talent et de l’intelligence.
Il en est tout autrement du second.
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