Le Troisième Reich, T1

assez longtemps pour s’expliquer
devant le tribunal qui devait les condamner à mort. Disposant de ces sources
incomparables, gardant frais encore dans ma mémoire le souvenir de la vie telle
qu’elle était en Allemagne nazi ainsi que du comportement et de la nature de
ses dirigeants, d’Adolf Hitler surtout, je me suis donc décidé à tenter de
retracer l’ascension et la chute du Troisième Reich.
    Thucydide, dans son Histoire de la Guerre du Péloponnèse ,
une des grandes œuvres de ce genre littéraire, déclare qu’il a vécu ce conflit
dans toute sa durée, alors qu’il était en âge de comprendre les événements et
de les considérer de manière à en dégager l’exacte vérité. En ce qui me
concerne, j’ai trouvé extrêmement difficile, et parfois impossible, de
connaître cette exacte vérité pour l’Allemagne d’Hitler. L’abondance des
documents le permettait, certes, plus qu’on ne l’eût pensé il y a une vingtaine
d’années ; mais la masse même de ce matériel devenait parfois une cause de
confusion. De toute manière, dans les témoignages des hommes, il faut s’attendre
à rencontrer des contradictions déconcertantes.
    Sans nul doute, mes opinions et mes sentiments personnels, inévitablement
marqués par ce que j’ai vu et par mon propre caractère, apparaissent çà et là
dans les pages de mon livre. Je déteste les dictatures totalitaires dans leur
principe et, plus j’ai observé celle-ci, plus j’ai assisté à ses attaques
contre l’esprit humain, plus j’en suis venu à la regarder avec dégoût. J’ai
cependant voulu rester strictement objectif, laisser les faits témoigner d’eux-mêmes
et indiquer mes sources. Aucun incident, aucune scène, aucune citation n’est
imaginée ; tout est fondé sur document, sur des dépositions de témoins
oculaires ou sur mes observations personnelles. Dans les quelques cas (une
demi-douzaine environ) où il y aurait matière à doute, où les faits manquent, je
l’ai indiqué de façon très nette.
    Mes interprétations soulèveront certainement de nombreuses
contestations ; c’est inévitable, puisque toute opinion humaine est
sujette à l’erreur. Ce que j’ai avancé ici pour rendre mon récit plus clair et
plus frappant représente ce que j’ai pu faire de mieux en m’appuyant sur les
faits et sur mes connaissances.
    Adolf Hitler est probablement le dernier des grands conquérants
aventuriers dans la tradition d’Alexandre, de César et de Napoléon, et le
Troisième Reich le dernier des empires qui se sont lancés sur la route suivie
avant lui par la Macédoine, Rome et la France. Le rideau a été tiré sur cette
phase de l’histoire par l’invention de la bombe à hydrogène, des missiles
balistiques et des fusées capables d’atteindre la lune.
    A notre époque d’armes terrifiantes, au seuil de cette ère
atomique qui a si rapidement supplantée la précédente, nous pouvons être
assurés que la prochaine guerre d’agression, si elle doit avoir lieu, sera
déclenchée par des fous, inconscients de leur suicide, qui appuieront sur un
bouton électronique. Elle ne sera pas longue, et elle sera la dernière. Elle ne
comportera ni conquérants ni conquêtes, et elle ne laissera que des ossements
calcinés sur une planète où ne subsistera personne.
    William Shirer.

LIVRE PREMIER
L’ASCENSION D’ADOLF HITLER

1 -
NAISSANCE DU TROISIÈME REICH
    A la veille même de la naissance du Troisième Reich, une tension
fiévreuse s’était emparée de Berlin. Il semblait évident à presque tous les
habitants que la République de Weimar était sur le point d’expirer. Depuis plus
d’un an, elle se détériorait rapidement. Le général Kurt von Schleicher, qui, comme
son prédécesseur immédiat, Franz von Papen, n’aimait pas le régime, et qui, toujours
comme lui, avait gouverné à titre de chancelier nommé par décret présidentiel
rendu sans recours au Parlement, vit ses fonctions prendre fin cinquante-sept
jours après qu’il les eut assumées.
    Le samedi 28 janvier 1933, il fut brusquement congédié par
le vieux président de la République, le feld-maréchal von Hindenburg. Adolf
Hitler, chef des nationaux-socialistes qui formaient le parti politique le plus
important d’Allemagne, exigeait pour lui-même le poste de chancelier dans cette
même république démocratique qu’il avait juré de détruire.
    En cette sombre fin de semaine, les rumeurs les plus folles
bourdonnaient dans la