Le Troisième Reich, T1
capitale ; on devait constater par la suite que les
plus alarmantes d’entre elles n’étaient pas sans quelque fondement. On disait
que Schleicher, en collusion avec le général Kurt von Hammerstein, commandant
en chef de l’armée, préparait un coup d’État en s’appuyant sur la garnison de
Potsdam afin d’arrêter le président et d’instaurer une dictature militaire. On
parlait d’un putsch nazi. Les S. A. [1] berlinoises, avec le concours de policiers sympathisants, devaient s’emparer de
la Wilhelmstrasse, où étaient situés le palais de la
présidence et la plupart des ministères.
Il était aussi question d’une grève générale. Le dimanche 29 janvier,
quelque cent mille ouvriers se rassemblèrent au Lustgarten, dans le centre de
la ville, pour manifester leur opposition à la nomination d’Hitler au poste de
chancelier. Un de leurs dirigeants essaya de prendre contact avec le général
von Hammerstein en vue d’une action commune de l’armée et de la main-d’œuvre
organisée, pour le cas où Hitler serait chargé de constituer un nouveau
gouvernement (1). Une fois déjà, lors du putsch de Kapp, en 1920, une grève
générale avait sauvé la République quand les pouvoirs publics s’étaient enfuis
de la capitale.
Pendant la plus grande partie de la nuit du dimanche au lundi, Hitler
arpentait sa chambre de l’hôtel Kaiserhof , palace situé au bout de la
rue menant à la Chancellerie (2). En dépit de sa nervosité, il était absolument
certain que son heure avait sonné. Depuis près d’un mois, il négociait en
secret avec Papen et les autres chefs de la droite conservatrice. Un compromis
s’imposa ; il ne pouvait constituer un cabinet exclusivement nazi, mais il
pouvait devenir chancelier d’un gouvernement de coalition, dont les membres (huit
sur onze seraient des nazis) se trouvaient d’accord avec lui pour abolir le
régime démocratique de Weimar. Seul, le vieux et tenace
président s’était montré rebelle à son ambition ; le 26 janvier, deux
jours avant la fin de semaine décisive, il confiait encore au général von
Hammerstein qu’il n’avait pas « la moindre intention de nommer ce caporal
autrichien ministre de la Défense ou chancelier du Reich (3) ».
Néanmoins, sous l’influence de son fils, le commandant Oskar von Hindenburg, d’Otto von Meissner, secrétaire d’État à
la présidence, de Papen et d’autres membres de la camarilla qui
régnait sur son entourage, le président finit par se laisser vaincre : à
quatre-vingt-six ans, il sombrait dans la sénilité. L’après-midi du dimanche 29 janvier,
tandis qu’Hitler buvait une tasse de café en compagnie de Gœbbels et d’autres
collaborateurs, Hermann Gœring, président du Reichstag et
second personnage du Parti nazi, fit irruption dans la pièce, leur annonçant
dans les termes les plus affirmatifs qu’Hitler serait nommé chancelier le
lendemain (4).
Le lundi 30 janvier 1933, un peu avant midi, Hitler se
rendit donc à la Chancellerie, pour avoir avec Hindenburg un entretien qui
devait entraîner les plus graves conséquences pour lui-même, pour l’Allemagne
et pour le monde entier. D’une fenêtre du Kaiserhof , Gœbbels, Rœhm et d’autres
nazis d’importance contemplaient anxieusement la porte du bâtiment d’où leur
chef allait bientôt sortir. « Nous comptions voir sur sa physionomie s’il
avait réussi ou échoué », a noté Gœbbels. Car ils n’étaient pas tout à
fait certains du succès, ainsi que le montre encore le même Gœbbels dans son
journal : « Nos cœurs allaient, déchirés, du doute à l’espoir, de la
joie au découragement. Nos déceptions avaient été trop fréquentes pour que nous
pussions croire sans réserve au grand miracle (5). »
Ce miracle, ils en furent pourtant témoins quelques moments plus
tard. L’homme à la moustache chaplinesque, clochard viennois en sa jeunesse, soldat
obscur de la première guerre mondiale, ensuite épave à Munich, le chef
légèrement grotesque du putsch de la brasserie de Munich, ce discoureur
illusionniste qui n’était même pas Allemand, mais Autrichien, venait, à
quarante-trois ans seulement, de prêter serment comme chancelier du Reich.
Ayant refait en voiture les quelque cent mètres qui le
ramenaient au Kaiserhof , il y trouva Gœbbels, Gœring, Rœhm et quelques
autres Chemises Brunes, tous vieux compagnons qui l’avaient aidé dans les
difficultés et les luttes de son accession au
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