L'empereur des rois
Qu’espérez-vous ? Osez le dire !
Il s’éloigne à nouveau, revient, serre le poing devant les yeux de Talleyrand.
— Vous mériteriez que je vous brisasse comme un verre, j’en ai le pouvoir mais je vous méprise trop pour en prendre la peine. Pourquoi ne vous ai-je pas fait pendre aux grilles du Carrousel ? Mais il en est bien temps encore. Tenez, vous êtes de la merde dans un bas de soie !
Talleyrand ne bouge pas. Que faut-il donc dire pour que cet homme laisse tomber son masque ?
— Vous ne m’aviez pas dit que le duc de San Carlos était l’amant de votre femme ! lance-t-il.
Il l’a blessé. Il voit les joues qui tressaillent. Talleyrand murmure :
— En effet, Sire. Je n’avais pas pensé que ce rapport pût intéresser la gloire de Votre Majesté et la mienne.
Mais Napoléon en est persuadé : l’injure et le mépris glissent sur cet homme-là. Il perd la mémoire des affronts qu’on lui inflige.
Le voici encore, ce dimanche 29 janvier, dans la salle du Trône, comme si hier je ne l’avais pas accablé .
Napoléon passe, sa tabatière à la main, prise plusieurs fois. Il veut encore manifester son mépris. Il parle aux voisins de gauche et de droite de Talleyrand, sans paraître le voir.
Talleyrand reste immobile.
Rentré dans son cabinet de travail, Napoléon dicte une note à paraître dans Le Moniteur du 30 janvier 1809. Talleyrand cesse d’être grand chambellan. Il est remplacé par M. de Montesquiou.
Peine légère. Mais que puis-je d’autre ? Talleyrand est celui qui, auprès de moi, représente ces gens de l’Ancien Régime, celui qui a la confiance d’Alexandre I er , celui qui est l’ami de Caulaincourt. L’alliance avec le tsar me lie les mains .
Et il faut donc accepter cette situation, paraître en rire. Quand Hortense raconte qu’elle a reçu un Talleyrand éploré se présentant en victime de calomnies, Napoléon s’exclame :
— Vous ne connaissez pas le monde, ma fille ! Je sais à quoi m’en tenir. Il croit donc que j’ignore ses propos ? Il voulait faire ses honneurs à mes dépens. Je ne l’en empêche plus. Qu’il bavarde à son aise. Au reste, je ne lui fais pas de mal. Seulement, je ne veux plus qu’il se mêle de mes affaires.
Je sais maintenant qu’il est mon ennemi. Un homme qu’on humilie est aussi dangereux qu’un fauve qu’on blesse sans le tuer. Mais que pouvait-on espérer d’un Talleyrand ?
Il s’interroge à haute voix devant Roederer. Il a besoin de parler. La guerre avec l’Autriche approche. Il sent autour de lui de l’inquiétude. Les propos de Talleyrand, le complot qu’il avait noué avec Fouché et Murat ne sont que la partie visible de ce grouillement des ambitions et des lâchetés.
Ceux qui me sont fidèles ne sont pas les gens de l’ancienne cour .
— J’en ai pris quelques-uns dans ma maison. Ils sont deux ans sans me parler et dix ans sans me voir. Du reste, je n’en reçois aucun. Je ne les aime point. Ils ne sont propres à rien. Leur conversation me déplaît. Leur ton ne convient point à ma gravité. Je me repens tous les jours d’une faute que j’ai faite dans mon gouvernement. C’est la plus sérieuse que j’aie faite : ç’a été de rendre aux émigrés la totalité de leurs biens…
Talleyrand est l’un de ces hommes-là, courtisans et hostiles, lâches.
— Moi, je suis militaire, c’est un don particulier que j’ai reçu en naissant. C’est mon existence, c’est mon habitude. Partout où j’ai été, j’ai commandé. J’ai commandé à vingt-trois ans le siège de Toulon. J’ai commandé à Paris en Vendémiaire. J’ai enlevé les soldats en Italie dès que je me suis présenté. J’étais né pour cela.
Il aime ce « foutu métier » de militaire, murmure-t-il. Il se tourne vers Roederer.
— L’Autriche veut un soufflet. Je m’en vais le lui donner sur les deux joues. Si l’empereur François fait le moindre mouvement hostile, il aura bientôt cessé de régner. Voilà qui est clair. Avant dix ans, ma dynastie sera la plus vieille d’Europe.
Il tend le bras.
— Je jure que je ne fais rien que pour la France ; je n’ai en vue que son utilité. J’ai conquis l’Espagne, je l’ai conquise pour qu’elle soit française. Je n’ai en vue que la gloire et la force de la France, toute ma famille doit être française.
Il va vers sa table de travail, montre à Roederer les registres où sont inscrits les états de situation des
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