L'empereur des rois
route font glisser peu à peu le voile avec lequel elle voulait cacher son visage. Il voit cette « vieille femme » dont le sommeil affaisse les traits. Sa respiration est bruyante, et quand elle entrouvre les lèvres il aperçoit ses dents noires, petites, ébréchées, qu’elle a toujours tenté de dissimuler.
Il ne doit pas détourner les yeux. Il ose regarder les cadavres sur le champ de bataille ou, pis encore, voir les jeunes soldats s’élancer alors que la mort va les prendre par milliers. Il a depuis toujours affronté la vérité.
Il regarde longuement Joséphine. À quoi servirait de vaincre, d’envoyer des hommes mourir, s’il restait sans héritier, époux de cette vieille femme ?
Il doit, pour assurer l’avenir de sa dynastie, pour que les batailles qu’il va livrer aient un sens, divorcer, et peut-être ainsi, par un mariage princier et le fils qui en naîtra, désarmer l’hostilité de ces cours, Vienne ou Saint-Pétersbourg, les plus puissantes, celles qui ne l’ont pas encore accepté.
Il va conquérir Vienne une nouvelle fois. Il le faut. Il va contraindre le tsar, une fois l’Autriche vaincue, à être fidèle à l’alliance de Tilsit. Il faut que l’une ou l’autre de ces dynasties lui donne l’une de ses jeunes filles en mariage. Voilà le but.
Joséphine peut-elle imaginer cela alors qu’elle se réveille, qu’elle lui jette un regard chargé d’inquiétude, qu’elle relève son voile dans un geste rapide et apeuré ?
Elle l’attendra à Strasbourg, dit-il. Il ira seul à Vienne.
La berline ralentit. Il reconnaît Bar-le-Duc. Il se souvient que le général Oudinot est né dans cette ville, qu’il n’était que sergent à la veille de la Révolution, et qu’il a depuis fait toutes les guerres. Il le voit à Friedland sous la mitraille ou bien à Erfurt, accueillant les rois, lui, le petit-fils de brasseurs.
Voilà l’homme qu’il a fait général et duc. Voilà la noblesse de l’Empire, celle des talents et du courage.
Il fait arrêter la berline. Il saute à terre dans la nuit. Il rit de la surprise des parents du duc de Reggio, de l’effroi de ses deux petites filles qu’on a tirées de leur sommeil. Il les embrasse.
Il aime entrer ainsi par surprise dans les vies, comme un magicien qui laisse une trace ineffaçable dans les mémoires, et dont on racontera la venue. Le départ est si rapide qu’on se demandera si l’on n’a pas rêvé sa visite.
Il veut être le rêve des hommes. Il remonte dans la berline. Il murmure, en se penchant à nouveau sur les cartes :
— Je fais mes plans avec les rêves de mes soldats endormis.
Il somnole. Il sait ce que pensent ses soldats. Les conscrits ont peur, et ne demandent qu’à crier : « Vive l’Empereur ! » Il leur dira : « J’arrive avec la rapidité de l’éclair. Marchons. Nos succès passés sont un sûr garant de la victoire qui nous attend. Marchons donc, et qu’à notre aspect l’ennemi reconnaisse ses vainqueurs. »
Il sera parmi eux. En avant de leurs lignes mêmes. Il les entraînera. N’a-t-il pas fait de l’armée de va-nu-pieds d’Italie une cohorte invincible ? Mais il y a les généraux et les maréchaux, tous ceux qui voudraient jouir de leurs titres et de leurs biens, qui disent en soupirant : « J’aimerais bien retirer mes bottes. »
Et lui ? Que croient-ils, ces messieurs ? Qu’il aime avoir les jambes cuites dans le cuir des écuyères ?
Il se met à griffonner quelques lignes.
« Je n’entends pas accoutumer les officiers à demander leur retraite dans un moment d’humeur et à redemander du service quand cette humeur est passée. Ces caprices sont indignes d’un honnête homme, et la discipline militaire ne les comporte pas. »
Le samedi 15, il est à Strasbourg. Il écarte d’un mouvement brusque Joséphine qui, au moment où il repart en compagnie de Duroc, s’accroche à lui en pleurant. Est-ce digne d’une Impératrice ?
Dans la voiture, il lit les dépêches de Berthier. Les Autrichiens ont la supériorité en nombre d’hommes. Ils sont près de cinq cent mille et lui ne dispose que de trois cent mille soldats en Allemagne et en Italie. Ses lignes sont étirées de Ratisbonne à Augsbourg. Les contingents étrangers ne sont pas sûrs. Berthier communique que dans les églises on a retrouvé des textes de prières imprimés à Vienne, et qui appellent les Allemands de Bavière et du Wurtemberg à prier pour « l’archiduc
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